mercredi, décembre 29, 2004

Réflexions sur le handicap et lepolyhandicap 1998

C.L.

Docteur en psychologie

DU HANDICAP AU POLYHANDICAP

QUEL CORPS? QUEL SUJET?

Je travaille en milieu chirurgical pédiatrique, ce qui me permet d'être plus attentive aux problèmes de l'expression de la douleur chez des enfants qui ne parlent pas, qui ne s'expriment pas comme nous. Cela me permet aussi d'entendre quand c'est possible la souffrance des parents de ces enfants pas comme les autres.

Je travaille également dans un Centre de Réadaptation Fonctionnelle qui accueille des enfants et des adolescents qui ont besoin d'une rééducation après une intervention orthopédique. Cela permet aussi de comprendre grâce aux enfants qui parlent quel est l'impact d'une intervention à visée correctrice. Beaucoup de ces enfants dits normaux, présentent quand il s'agit de traitements longs et douloureux des épisodes dépressifs (Lestang 1991). Cela peut se traduire par des refus alimentaires, mais aussi par des épisodes douloureux incompréhensibles pour les chirurgiens. Comment les enfants et adolescents polyhandicapés vont-ils réagir? Comment vont-ils exprimer leur douleur?

Je travaille enfin dans une M.A.S. Maison d'Accueil Spécialisée qui reçoit des adultes lourdement handicapés, très dépendants, mais qui pour la plus part ont une possibilité motrice que ce soit en fauteuil manuel ou en fauteuil électrique. Beaucoup d'entre eux parlent. Eux aussi m'ont beaucoup appris (Lestang 1994) car les études universitaires ne préparent guère à ce genre de pathologie.

I INTRODUCTION

Il m'a été demandé de parler du corps polyhandicapé. Il m'est, bien sûr, impossible de parler du corps du patient polyhandicapé, sans parler de celui qui se trouve dans ce corps et avec ce corps. Quand on vit au quotidien avec ces enfants ou ces adultes si dépendants, on finit souvent par ne plus voir, par ne plus les voir. Je souhaite vous aider à mieux les regarder et peut-être à mieux les comprendre. Parce qu'ils ne parlent pas, parce que décoder certains de leurs comportements est difficile, on finit par oublier de penser à ce qu'ils peuvent ressentir. Nous sommes pris dans le faire, alors qu'ils demandent d'être.

Pour situer un peu mieux mon propos, je voudrai vous parler d'Alban.

Alban est un petit garçon de 5 ans et demi. Il ne parle pas, ne marche pas, ne se sert pas de ses mains. Parfois, il convulse. Ses yeux partent alors en arrière, il devient très raide. Cela ne dure pas mais cela le fatigue. Alban est enfant polyhandicapé. Il est totalement dépendant. Quand j'ai fait sa connaissance il venait d'être opéré des hanches. Tout le bas de corps était pris dans un plâtre qui maintenait les jambes écartées. On peut se demander comment un enfant qui ne dispose pas de la projection dans le temps pourra supporter cette contrainte. L'intervention s'était bien passée. Pourtant, quelques jours après, Alban a présenté des troubles respiratoires importants. Il a fallu le transférer dans le service de soins intensifs avec une assistance respiratoire. Le séjour a été long, ponctué de rechutes. Alban au début de son séjour dans cette unité était très douloureux surtout au moment de la toilette. Cependant il se calmait assez vite. Puis sont apparus des cris, des contractions qui paraissaient incompréhensibles jusqu'au moment où on s'est rendu compte qu'il y avait deux escarres très importantes sous le plâtre. Il a fallu utiliser la morphine. Puis compte tenu des difficultés alimentaires (respirer et manger en même temps, c'était trop difficile pour lui.), une gastrotomie a été mise en place. L'alimentation se fait alors directement par une sonde placée dans la paroi de l'estomac.

Alban peut se faire comprendre, mais il ne peut pas montrer où il a mal et combien il a mal. Pourtant les contractures et les cris auraient du nous alerter. Sa raideur a certains moments est impressionnante. Sa tête, son cou, ses épaules font un bloc. Les mains et les pieds prennent des positions bizarres. Quand on le touche on a un peur de le casser tellement il est crispé et tellement ses jambes sont maigres. Qu'essaye-t-il alors de nous dire, de nous montrer? C'est trop facile de dire que c'est neurologique, car cette raideur apparaît à certains moments qui sont des moments de panique. Il y a une manière de le toucher qui permet de lever cette raideur et de faire revenir le sourire.

Peu à peu Alban a commencé à aller mieux. Un jour il a été habillé avec un costume que son père venait de lui acheter et il nous a montré son plaisir. Il faut souligner le fait que le papa d'Alban a été très présent durant toute cette période. Il a toujours considéré ce petit garçon si handicapé comme son garçon, comme un garçon en devenir. C'est peut-être cela qui a aussi permis à Alban de pouvoir retrouver le centre qui l'accueille depuis plus d'un an.

La question qui se pose est celle du pourquoi de cette décompensation respiratoire qui a failli entraîner la mort. Beaucoup d'enfants polyhandicapés, subissent la même intervention et les suites opératoires sont normales. Mais pour lui, les chose sont peut-être un peu différentes. Alban est né dans l'ex Yougoslavie, pays en guerre. On m' a raconté que lorsque sa mère a su qu'il ne serait jamais normal, elle en est morte. Il a été élevé par sa grand-mère en Italie, puis il est venu en France avec son père. Le changement a du être difficile pour lui, puisqu'il y avait un changement de langue. Il a été chez une nourrice, puis il a été placé dans une institution qui accueille beaucoup d'enfants comme lui. Il s'est vite adapté. Il a fallu assez rapidement s'occuper de ses dents. Il a donc été hospitalisé pour que les soins soient faits sous anesthésie générale. L'intervention sur les hanches a été proposée très peu de temps après. On peut faire l'hypothèse que la seconde intervention, trop proche de la première a eu un effet traumatique sur ce petit garçon. Bien sûr l'opération sur les hanches cela permet d'être assis dans de meilleures conditions, d'être dans une coquille, d'être plus droit. Mais il s'agit là de considérations d'adultes. Alban lui a du être endormi une deuxième fois. Il s'est réveillé dans ce plâtre dont il ne comprenait pas le sens, avec des tuyaux, des machines qui sonnaient. Alors il s'est laissé aller parce que c'était trop difficile de comprendre, trop difficile de supporter. L'infection pulmonaire alors est apparue. Quand quelque chose est insupportable on dit bien que cela étouffe! Il est bien évident que la présence du Père d'Alban durant tout ce temps, ainsi que le désir de vie de l'équipe soignante hospitalière mais aussi du Centre où il vivait, ont été des moteurs auxquels il a pu se raccrocher. Bien sûr ce sont des hypothèses, mais je sais pour l'avoir vu que la douleur et les changements liés des hospitalisations, provoquent chez ces enfants des régressions qui peuvent dans les cas graves se traduire sur le plan somatique. Les théories de l' Ecole Psychosomatique de Paris (Marty 1976, 1980), vont dans ce sens

Des enfants comme Alban, il y en a beaucoup. Leur espérance de vie, compte tenu des progrès des techniques médicales; est relativement importante. Mais vivre ainsi qu'est ce que cela représente? Comment vit-on quand la dépendance est aussi importante? C'est le faire qui donne son sens à l'homme. Alors celui qui ne fait pas, qui ne réalise pas, qui est dans la dépendance, qui est-il? Lui reconnaît-on le droit d'avoir des sentiments, de souffrir, de comprendre, d'entrer en relation, de communiquer? Ne pas parler est souvent équivalent à ne pas penser. Alors qui sont-ils? C'est de cela que je souhaite parler avec vous.

Je vais maintenant reprendre la notion de polyhandicap.

Je présenterai ensuite deux cas cliniques rencontrés au cours de ma pratique hospitalière avec une adolescente et une adulte capable d'exprimer ce que cela fait d'être porteur dune malformation ou d'un handicap moteur. Ceci permet de saisir l'impact du handicap moteur sur l'organisation psychique..

Je centrerai ensuite cet exposé les différents déficits, dont sont atteints ces patients.

Je proposerai enfin un essai de compréhension de leur mode de communication.

I Premières approches de la notion de polyhandicap.

La définition du " polyhandicap" est une définition récente et large. Il s'agit d'individus porteurs d'un handicap grave à expressions multiples avec restriction sévère de l'autonomie et une déficience intellectuelle sévère.

Je préfère sortir de cette définition un peu trop globale pour regarder le polyhandicapé non comme une personne à l'autonomie réduite, et au handicap mental sévère (autrefois on disait imbécile ou crétin) mais comme u

D'un handicap physique neurologique, lié à l'atteinte cérébrale,

D'Un handicap mental, souvent majoré par le handicap moteur. Celui-çi ne permet pas l'exploration du monde extérieur. De plus la non fiabilité des expériences rend le monde dangereux. Ces deux facteurs ne permettent pas à l'intelligence sensori-motrice de se mettre en place dans de bonne conditions.

D'un handicap relationnel qui s'explique souvent par la mauvaise qualité des expériences primaires et par l'incapacité de pouvoir agir et comprendre l'environnement. Ces trois handicaps interfèrent et peuvent occuper des secteurs plus ou moins importants. Ce découpage m'a permis une meilleure compréhension de ces personnes.

Il s'agit presque toujours d'enfants ou d'adultes porteurs d'une encéphalopathie dues soit à des accidents néonataux soit à des atteintes cérébrales anté et post natales. ou à des maladies génétiques. Cela veut dire que bien souvent la naissance n'a pas été facile, qu'il y a eu des hospitalisations précoces, des examens parfois nombreux, une prise en charge tardive. Tout ceci peut jouer sur l'organisation psychique quand on connaît l'importance de la relation entre la mère et son bébé - là je fais référence aux travaux de Winnicott (1957, 1965)-.

C'est une population au corps dépendant, au corps incapable de contrôler ses mouvements. Par la suite beaucoup subissent de nombreuses interventions orthopédiques destinées à redresser ce corps incapable de se tenir par lui-même. Ces corps nous font souvent peur. Ils renvoient une image de nous que nous n'avons pas envie de regarder. Alors certains disent que ces enfants là ne sentent rien, ne comprennent rien, ne souffrent pas. Ils seraient comme des plantes vertes!. Cela c'est une réaction de défense. Pour rien au monde nous ne voudrions être comme eux. Supposer, admettre qu'ils soient différents de ce que nous voyons serait de l'ordre de l'insupportable.

Différents auteurs, comme Winnicott 1969, Kreisler, Fain et Soulé 1974, Marty 1980, Kreisler 1981, ou encore Debray 1987, nous ont appris que lorsqu'un bébé est en difficulté il s'exprime par le bais du corps. Je pense qu'il en va de même pour l'enfant et l'adulte polyhandicapé. Par contre bien qu'il n'y ait pas de langage construit, cela ne veut pas dire qu'il n'y ait ni représentations de choses, ni représentations de mots. Nous n'y avons pas accès. Ce n'est pas parce qu'ils ne parlent pas qu'il n'y a pas de pensée.

La question qui se pose est peut-être celle d'un accès au symbolique. Quand on ne peut pas être maître de son intérieur (le transit étant difficile, on doit évacuer les matières à l'aide de suppositoires) quand on ne peut tenir debout, quand on ne peut dire non qu'en refusant de manger, comment se fait l'accès au symbolique? Comment nous reconnaissent-ils? objets distincts, objets confondus? Il est évident que si nous les reconnaissons dans leur altérité, alors il y a du sujet, donc du symbolique. Si nous les valides nous restons au niveau du réel de ce corps si dépendant, rien ne peut se passer.

La représentation que je propose du polyhandicap comme l'intersection de trois déficits permet de mieux réfléchir à l'impact de chacun de ces handicaps. Ma pratique avec des enfants porteurs uniquement d'une malformation ou d'un handicap physique moteur permet de mieux comprendre ce qu'il en est de vivre dans un corps si difficile à habiter.

II ANECDOTES ET REFLEXIONS CONCERNANTS L'INCIDENCE D'UN HANDICAP GRAVE

II 1 Aline

Aline est une jeune fille de 13 ans. Elle est venue au monde avec une malformation très grave de l'intestin. Une intervention chirurgicale en urgence a été nécessaire le jour de la naissance. Elle a été suivie d'un séjour en réanimation de plusieurs semaines. L'annonce de la malformation, la rapidité de l'intervention, la nécessité pour Aline de vivre plusieurs mois avec une poche reliant l'intestin à la paroi abdominale, ont été des éléments très traumatisants pour sa Maman. Malgré plusieurs réinterventions, le contrôle sphinctérien volontaire reste impossible. Pendant des années, Aline a dû porter des couches. Puis, elle s'est décidée à "lâcher" cette protection qui faisait complètement partie de son corps. Elle a accepté se sentir comme nue, avec un ventre non protégé par la couche. Elle a dit à ce moment là, "les couches on les laisse aux bébés". Elle a aussi eu envie d'écrire son histoire. Elle l'a écrit à la troisième personne. Elle parle du bébé, du petit corps qui a été opéré, séparé, qui n'a pas été pris dans les bras. Le Je est absent. L'écriture traduit un certain vécu de morcellement et de désappropriation du corps. Il y a eu un corps, mais un corps objet de soin. Un corps qui n'était pas satisfaisant pour sa mère. Comment passer d'un corps objet à un corps sujet? C'est bien une question qui se pose en permanence pour les enfants polyhandicapés.

Madame B. la Maman d'Aline a beaucoup parlé de l'impact de l'annonce d'une malformation sur un couple parental.

Elle a parlé de l'agir qui pendant un temps protège de la dépression.

Elle a parlé des relations avec son mari qui lui était beaucoup plus optimiste qu'elle et qui la "maintenait".

Elle a parlé de la dépression qui lui est tombée dessus bien des années après, quand les choses étaient stabilisées.

Et elle a posé la question du sens. Pourquoi sa fille, pourquoi eux?

Tout cela les parents d'un enfant lourdement handicapé le vivent. En fait ils découvrent peu à peu que leur bébé ne sera pas comme les autres, qu'il ne marchera pas. L'annonce du diagnostic même s'il est fait "gentiment" reste un moment hautement traumatique. Beaucoup de Mamans parlent de leur envie de se suicider, de se supprimer avec cet enfant. Personne n'est prêt à assumer cela. Comment vit-on avec un enfant qui ne tend pas les bras, qui ne tient pas sa tête, qui ne peut rester assis, qui ne marche pas. Même si le corps se développe, rien ne se passe, si ce n'est l'apparition d'attitudes dites vicieuses qu'il faut opérer pour espérer la position assise. Comment réagit-on quand on vous annonce que votre enfant sera un légume et qu'il vaudrait mieux soit l'abandonner, soit le placer le plus tôt possible.

Nous connaissons tous des parents qui sont revendiquants, insatisfaits, agressifs. Pour beaucoup trouver une place pour leur enfant dans une institution adaptée c'est le parcours du combattant. Je ne parle pas des démarches à faire pour obtenir des poussettes, ou du matériel approprié. Ce comportement insupportable pour nous, exprime leur souffrance. Bien sûr ces parents ont continué à vivre depuis la naissance de leur enfant, mais ils sont restés "en souffrance" depuis des années. Cette souffrance là, leurs enfants handicapés la vivent avec eux.

J'ai choisi de vous rapporter cet exemple pour montrer l'incidence d'une malformation sur l'organisation psychique. Bien sûr Aline se reconnaît comme sujet distinct, mais tout ce temps où elle a été comme un objet est un temps qui laisse des traces. Un enfant polyhandicapé pourra-t-il être sujet lui qui d'emblée est comme un objet?

II 2 Andrée.

Andrée est une adulte atteinte d'une forme grave de myopathie. Elle est informaticienne. Elle vit dans un foyer. Elle me parle de sa vie, des aides techniques qu'elle a fait créer pour elle, en particulier d'un briquet adapté à la forme de ses mains qui n'ont pas de force. Elle parle de sa réussite quant à une certaine indépendance. Puis elle me parle de sa vie au quotidien et des auxiliaires de vie qui s'occupent d'elle puisqu'elle est totalement invalide. Elle me dit que si un auxiliaire la porte mal, elle le fait renvoyer. J'ai l'impression qu'elle les considère comme des objets utiles, interchangeables. Cela me choque, mais en même temps, cela me permet de comprendre à quel point la sécurité dans les transferts est fondamentale pour elle. Et cela évoque la qualité du holding décrite par Winnicott. Cette sécurité est nécessaire pour elle. Quand elle n'existe pas l'angoisse se déclenche car elle ne dispose pas de la force nécessaire pour s'agripper à l'autre, pour se tenir.

Ce besoin lié à la bonne qualité du maintien est fondamentale pour ces enfants ces adultes polyhandicapés. Comment réagissent-ils à ces nombreux transferts, à ces changements de position? Comment se sentent-ils quand leur corps est pris à certains moments dans un plâtre? Comment vivent-ils une greffe du rachis qui est redresse certes leur dos, mais le rigidifie. Comment les prendre, comment les tenir pour qu'ils se sentent en sécurité, en confiance. La raideur si fréquente chez ces enfants s'explique souvent par une peur qu'on ne les laisse tomber, au propre comme au figuré.

Ces enfants qui ne peuvent pas contrôler leur environnement sont entièrement dépendants des autres. Si cet autre ne "maintient" pas, c'est à dire ne donne pas la sécurité dont l'enfant a besoin, la relation se rompt et le soin devient très difficile.

Ces deux exemples montrent à quel point il est difficile de vivre avec un handicap physique. Celui-ci crée par sa nature même un vécu d'insécurité qui fragilise considérablement le narcissisme. Il attaque donc d'une certaine manière le sentiment d'identité du sujet. Par ailleurs le handicap frappe l'organisation familiale et plus particulièrement la mère. Les enfants sont donc souvent confrontés à une mère déprimée, en souffrance. Cette relation a également un impact sur l'organisation mentale de ces enfants. Le handicap pèse sur l'organisation psychique. Les enfants polyhandicapés, sont confrontés à un corps qui n'obéit pas, à un langage verbal impossible. Comment deviendront-ils sujets, eux qui sont d'emblée dans un statut d'objet.

III L'IMPACT DE L' ATTEINTE PHYSIQUE.

Que voyons-nous quand nous rencontrons un enfant ou un adulte décrit comme polyhandicapé.

Nous voyons d'abord un corps et souvent un corps couché dans une pousette.

Nous voyons des positions anormales. Souvent la tête tombe. Le dos est tordu ainsi que certaines articulations. Les mains sont souvent déformées.

Nous voyons des sièges moulés qui maintiennent ce corps qui ne tient pas par lui-même. Nous voyons aussi des corsets plus ou moins impressionnants, plus ou moins contraignants.

Nous voyons souvent, dans le meilleur des cas des enfants qui peuvent un peu se déplacer en fauteuil, ce qui veut dire qu'ils disposent d'une certaine autonomie des membres supérieurs.

Nous voyons souvent une bouche avec des dents en mauvais état et qui bave.

Nous savons qu'ils portent des couches, donc que l'intérieur du corps ne leur appartient pas. Les questions d'alimentation et d'évacuation reviennent toujours quand on travaille avec cette population.

Et puis il y a le regard, leur regard.

Parfois c'est un regard qui fuit. Parfois c'est un regard qui se coule sous les paupières, parfois il semble qu'il n'y ait pas de regard. Nous voyons le vide. Alors nous nous demandons ce qu'il en est de leur relation avec le monde extérieur. Et cela est évocateur d'autisme. Et puis, le plus souvent il y a un regard qui accroche, qui vous accroche. Le regard est vivant quand nous sommes vivants avec eux. Ils sont beaucoup à l'image de ce que nous ressentons envers eux. Beaucoup sourient, et il ne s'agit pas d'un sourire automatique. Le sourire de Frédéric illuminait tellement son visage que je ne me suis pas rendu compte qu'il était atteint d'une cécité corticale. Marc lui avait passé une journée pleine à souffrir après une intervention chirurgicale importante. Sa maman m'a accueillie le lundi en me disant "Marc ne sourit plus". La douleur avait disparu, mais pas forcément le souvenir de la douleur. Le sourire est revenu mais il a fallu un certain temps et il a été adressé à une infirmière.

Et puis il y a très souvent une certaine raideur.

Quand nous les touchons nous sommes souvent surpris par des rétractions qui nous font peur. La raideur s'explique certes par l'atteinte neurologique, mais les enfants autistes sont aussi décrits comme des enfants raides. Cette rigidité peut donc avoir un sens. Elle apparaît souvent quand ils se trouvent dans une situation inconnue, quand ils ont mal, quand ils ont peur. Cette rigidité cède souvent et en cela ils sont différents des enfants autistes qui ne supportent pas le contact, quand on reste calmement à côté d'eux, en leur parlant, en les touchant. Souvent quand ils ont mal ou quand ils sont surpris par un bruit ou une présence, ils "déclenchent" des comportements que l'on peut appeler convulsions. Ils tremblotent soit de partout, soit des membres. Là encore le contact permet de diminuer partiellement ces manifestations anormales. Ces comportements sont pour moi des communications. Comment peut-on se faire comprendre quand on ne dispose pas de la parole articulée? Il n'est pas toujours possible de mettre du sens, mais l'important est de penser que ces comportements ont une fonction et qu'ils disent quelque chose du vécu actuel.

Le handicap physique a encore une autre incidence. Ces entants ne peuvent bouger, se déplacer seuls. Ils ne peuvent se sauver même s'ils en ont envie. Quand on les laisse dans un lieu où ils n'ont pas envie d'être, on constate souvent qu'ils se mettent à baver plus que d'habitude. Il est facile de mettre cette attitude sur le compte de l'atteinte neurologique. Et pourtant quand ils sont intéressés par quelque chose, quand on leur demande d'être présents et quand ils ressentent à quel point cela peut nous faire plaisir, alors la tête se redresse, l'écoulement de la salive s'arrête. Bien sûr c'est difficile pour eux, mais ils peuvent y arriver. Là encore on peut faire un parallélisme avec les enfants autistes La salive évoque les moyens utilisés par les enfants autistes (Tustin 1972, 1981, 1986) pour maîtriser l'extérieur. La salive c'est chaud, ça coule, ça enveloppe. Cela peut donc aussi donner une impression de sécurité, surtout quand on se sent plus ou moins abandonné.

Le handicap physique a une incidence sur les fonctions internes vitales: élimination, respiration. Beaucoup d'entre eux ont des problèmes de transit. A certains moments, il y a des constipations ou des débâcles qui arrivent. Il faut soigner, car ce sont des enfants fragiles, mais il faut aussi penser à une possible signification de ces symprtômes. En cela nous les reconnaissons comme des êtres humains. En cela ils sont sujets. Contrairement à ce que pensent certains, ils ne font pas cela pour qu'on s'occupe d'eux ou pour nous ennuyer. C'est peut-être le seul moyen qu'ils ont pour dire que quelque chose ne va pas, que quelque chose fait mal.

Cette cause n'est pas facile à trouver, mais comme ils ne peuvent montrer le lieu où ils ont mal, il faut bien que la douleur soit manifestée d'une manière ou d'une autre. Et cela peut parfois avoir des allures impressionnantes (convulsions, troubles respiratoires, automutilation). Dans la mesure où il s'agit d'enfants et d'adultes fragiles sur le plan somatique, il est indispensable de trouver la cause et de proposer une solution, mais de ne jamais faire l'économie d'une réflexion sur le pourquoi. Il n'est pas toujours nécessaire de ne pas tomber forcément dans une hyper médicalisation. Cela Frédéric nous l'a bien fait comprendre. Il venait d'être opéré du dos et une nuit il a présenté des troubles respiratoires importants. Ceux-ci ont disparu avec un antalgique. Ils étaient là pour dire à quel point la douleur ça étouffe! Peut-être pour dire aussi à quel point la nuit ça angoisse.

Ces enfants, ces adultes sont tout à fait capables de communiquer. Ils utilisent les moyens qui sont à leur disposition. Il s'agit donc essentiellement du corps. Mais bien souvent nous refusons d'écouter ce qu'ils nous transmettent et nous les maintenons dans un monde qui peut alors rendre fou.

IV L'IMPACT DU DEFICIT INTELLECTUEL.

Le déficit intellectuel est considérablement majoré par le déficit moteur. L'intelligence sensori-motrice décrite par Piaget (1964) se met en place grâce à la fiabilité des expériences. Que se passe-t-il quand la main ne joue pas son rôle, quand le regard ne se fixe pas. La fiabilité n'existe pas et ceci a une double incidence. Incidence sur la mise en place des processus intellectuels stricts mais aussi défiance vis à vis d'un monde qu'il est impossible de maîtriser. Dans son ouvrage de la pédiatrie à la psychanalyse, Winnicott( 1965) montre à l'aide d'un petit schéma ce qui se passe quand le monde extérieur percute le monde, la bulle de l'enfant. Chez l'enfant qui dispose et d'une mère suffisamment bonne et d'un appareil mental en bon état, le calme revient. Chez un enfant lourdement handicapé qui ne peut traiter correctement les informations et qui de surcroît vit bien souvent avec une mère déprimée donc incapable de trouver ce dont son enfant a besoin, le risque est très grand de fabriquer un comportement de retrait, un comportement de type autistique. Ce comportement comme le montre F. Tustin (1975) ne peut permettre la mise en place des capacités intellectuelles. Le déficit lié à l'atteinte cérébrale peut donc être très fortement majorité par le déficit moteur et par la mise en place de défenses contre un monde qui n'a pas de sens.

Beaucoup sont épileptiques. Au moment de la crise, le temps s'arrête. Il reprend ensuite de manière différente. Ces coupures, ces ruptures qui se déclenchent souvent quand il y a un trop de quelque chose. Elles ne permettent pas l'accès à la représentation du temps. Celui-ci est ponctué d'expériences désastreuses qui risquent de l'emporter sur la représentation des expériences satisfaisantes. Or c'est la répétition des expériences satisfaisantes qui permettent l'accès eu temps. Il est possible que les capacités intellectuelles en pâtissent, car le monde extérieur disparaît d'un seul coup et ne peut donc être maîtrisé. Dans l'anamnèse de ces enfants, il est souvent question du Syndrome de West. On peut aussi se demander si cette première fois, si cette première manifestation qui en général nécessite une hospitalisation avec tout ce que cela représente d'angoisse, ne va laisser une trace indélébile, une trace traumatisante qui se réinscrit à chaque crise.

V LES DIFFICULTES RELATIONNELLES.

On parle de plus en plus souvent d'autisme chez les enfants polyhandicapés. On dit même qu'ils nous font de l'autisme, comme ils pourraient nous faire une rougeole. Il s'agit d'un vraisemblablement d'un comportement autistique provoquée par l'atteinte organique qui reste première. Je cite A Ciconne et M; de Lhopital (1991, page 38) "Un défaut d'équipement neurologique, neuromoteur et/ou neurosensoriel entraîne un défaut d'appréciation de la réalité qui peut conduire à des symptômes psychologiques équivalents à ceux que l'on rencontre dans des pathologies psychogénétiques. Par ailleurs l'état psychique de l'enfant influe sur l'utilisation qu'il fait du déficit et sur l'évolution de la pathologie organique". Ce que nous pouvons actuellement savoir du vécu des enfants autistes est de l'ordre d'une souffrance absolument terrifiante. La carapace mise en place par les enfants polyhandicapés est moins rigide contrairement aux apparences. Mais elle traduit le même besoin de sécurité.

Les changements de comportements qui se traduisent par une symptomatologie évocatrice de l'autisme: retrait, repli, refus de toute sorte font penser qu'il existe soit une douleur qui ne peut s'exprimer soit une souffrance psychique (absence). Quand la cause de la douleur cesse, le retour à la normale est plus ou moins long, mais il se fait toujours. Il nécessite que l'enfant rencontre au moins une personne pour laquelle sa guérison ou plutôt son retour à l'état antérieur soit fondamental. La sensibilité des enfants lourdement handicapés au désir de l'autre est très importante. On pourrait presque ici évoquer le concept de "mutualité" décrit par Bettelheim dans la relation précoce mère-enfant. Pour vivre, il est indispensable de faire plaisir. Quand Sarah est revenu de l'hôpital après son opération du dos, elle ne parlait plus, ne marchait plus, ne regardait plus, refusait de s'alimenter. Les premières nuits ont été très difficiles car elle semblait être la proie de crises de terreur. Puis le fait de se retrouver dans un lieu connu avec des enfants et des adultes qui manifestaient leur plaisir à la voir là, la marche est revenue, puis l'appétit et enfin les bêtises. Cela a duré plus d'un mois. Tout le service s'est mobilisé autour de cette petite fille. Il a servi de contenant. Il a aussi redonné des règles, et surtout il était porteur d'un désir de vie. Cela elle l'a senti et peu à peu elle redevenue ce qu'elle était avant l'intervention.

VI EN GUISE DE CONCLUSION CE QU'ILS PEUVENT NOUS DIRE.

La relation avec un enfant polyhandicapé n'est pas toujours facile, car nous sommes confrontés à un mode de communication qui est essentiellement non verbal. Je voudrai insister sur deux points qui permettent de mieux les comprendre. Le premier point est une attention très particulière à tous les changements de comportements. J'en ai déjà beaucoup parlé. Je n'y reviendrai point.

Le second est la sensibilisation à ce que j'aime appeler leurs émissions psychiques. Cette reconnaissance, cette écoute, nécessite de notre part un changement profond dans notre manière d'être.

Quand on est au quotidien avec ces enfants ou ces adultes qui ne parlent pas, qui demandent une attention de tous les instants, on ressent à certains moments une gamme d'émotions, de sentiments très variée. On peut faire l'hypothèse qu'ils déversent en nous des émotions qui sont en eux. Je fais là appel à une des notions de l'identification projective soulignée par A.Ciconne et M. Lhopital (1991). "Elle consiste à communiquer avec l'autre en lui faisant vivre, ressentir des émotions et des sentiments insoutenables, incompréhensibles, irreprésentables pour soi, éléments bêta de Bion et à être dépendants de l'appareil psychique à penser de l'autre". D'une certaine manière les sentiments les émotions qu'ils déposent en nous, sont ce qu'ils vivent à l'état brut. Ils se servent de nous comme d'un sein toilette (Meltzer 1967). Ils mettent en nous ce qui les gênent, pour s'en débarrasser. Ils attendent que nous leur rendions cette mauvaise nourriture, ce mauvais sang épuré, digeste consommable. Et pour cela, il faut mettre des mots, il faut mettre en mots, même si parfois c'est dans un deuxième temps, dans un après-coup.

Quand ils nous mettent en colère, ou au contraire quand ils nous dépriment, Il nous faut penser à ce qu'ils sont en train de vivre. Ils peuvent être en colère après nous, mais ils peuvent aussi être en colère après eux. Ils peuvent nous déprimer parce que nous nous sentons incapables de répondre à ce qu'ils veulent, mais eux aussi peuvent se sentir déprimés. Ne sont-ils pas par moment dans un monde qui par moment n'a guère de sens? Ne pouvoir agir sur le monde extérieur, être dans la contrainte provoque de la colère puis de la dépression.

Reconnaître qu'ils vivent de vraies émotions, c'est leur reconnaître un statut de sujet. Cela nécessite de sortir des mots de tous les jours, des mots répétés cent fois, pour penser, pour dire des mots différents, des mots que peut-être ils attendent depuis longtemps.

Quand un enfant polyhandicapé refuse de manger, cela peut être dû à de multiples raisons: un reflux gastro-oesophagien, un rhume qui commence, la relative absence de goût du mixé ou du mouliné. Et puis cela veut aussi peut-être dire qu'il n'a -t-il pas envie de manger avec nous, qu'il a peur, qu'il est en colère. Un enfant qui ne mange pas est un enfant qui nous met en échec. Dire "mange, ouvre la bouche, ne crache pas, détends toi", ce sont des mots mille fois dits, mille fois entendus. Reconnaître que "ça nous rend malade qu'il ne mange pas", c'est déjà autre chose, parce que c'est aussi reconnaître la pulsion de mort qui est en nous et en eux à certains moments. Dire que nous voulons qu'il mange, c'est lui faire entendre que le désirons vivant. Pouvoir penser et dire qu'il y a peut-être quelque chose qui le rend malade, quelque chose que nous ne saisissons pas, mais qui existe vraiment pour lui, qu'il ne peut exprimer que par ce refus, c'est lui reconnaître sa dimension de sujet.

Comment vivrions nous si nous n'avions pas de communication verbale? Ils nous poussent parfois à admettre que la colère qui nous envahit, c'est peut-être la leur. Nous n'en sommes pas forcément responsables mais cela existe en eux et leur donne aussi le sentiment d'exister. Admettre cela c'est nous permettre de continuer à penser, d'être vivants pour eux et avec eux.

Accepter de nous mettre à leur place, avoir de l'empathie pour eux, avoir un infini respect pour ce qu'ils essayent de nous transmettre, permet de les faire passer du statut d'objet, à celui de sujet qui exprime ce qu'il en est de la pulsion de vie et de la pulsion de mort. Ce travail là est un travail difficile, car il nous déloge du faire pour, pour être. Et la caractéristique de ces enfants là, c'est de savoir si nous sommes ou non dans l'être avec, c'est à dire dans la communication et le respect. C'est ce qu'ils m'ont fait découvrir et je les en remercie.


BIBLIOGRAPHIE

BION W R.

1962 Aux sources de l'expérience, tr.Fr 1979 Paris PUF.

CICONNE A, LHOPITAL M.

1991 Naissance à la vie psychique. Paris Dunod.

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Résumé.

Les enfants et adolescents polyhandicapés sont porteurs d'un triple handicap.

Un handicap moteur qui a une très grande incidence sur le développement intellectuel et psychoaffectif. Ce handicap crée une dépendance qui va à l'encontre du statut de sujet.

Un handicap intellectuel lié à l'atteinte cérébrale mais majoré par le non accès à la temporalité et qui ne permet pas ou difficilement la possibilité d'anticiper et de faire des liens. Ce défaut de l'équipement cognitif peut être responsable d'une partie des difficultés relationnelles.

Enfin un handicap relationnel du en partie à l'absence de langage et qui souvent s'apparente à l'autisme. Ces trois composantes sont différentes d'un enfant à l'autre, mais elle permettent de mieux saisir ce qu'il en est de vivre dans un tel corps.

Une attention particulière sera portée sur les modes d'expression de ces enfants et sur leur capacité de nous faire comprendre leurs états émotionnels. Cette reconnaissance leur permettant de sortir de leur statut d'objet pour accéder à un statut de sujet.

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