mardi, décembre 28, 2004

"Et si vous m'écoutiez"

Et si vous m'écoutiez?

Pour ceux qui soignent et/ou qui vivent avec des polyhandicapés.

Je suis ce que l'on appelait autrefois un débile profond. Maintenant je suis devenu un polyhandicapé. Peut-être que ce changement d'appellation fait que vous me regardez un peu moins comme un morceau de bois, un peu moins comme un tube digestif, un peu moins comme une plante verte. Peut-être commencez-vous à reconnaître que je peux communiquer.

Vous savez que lorsque je n'aime pas quelqu'un, je suis capable de faire la grève de la faim et de fermer ma bouche, comme tout un chacun. S'il est bon d'être nourri, il n'est pas toujours agréable d'être alimenté simplement parce qu'il n'est pas question que je meure d'inanition.

Vous savez que je peux augmenter mes convulsions pour essayer de vous faire comprendre que je souffre, parce que je n'ai que le corps à ma disposition pour dire qu'il se passe quelque chose. Maintenant vous faites des échelles de "douleur" qui essayent de tenir compte de tout ce que mon corps peut émettre comme signaux de souffrance. C'est un progrès énorme, car vous reconnaissez que, même si mon cerveau n'est pas comme le vôtre, il perçoit la douleur.

Vous savez aussi que je réagis très fort à ce que vous pouvez ressentir, que ce soit en lien avec moi ou pas avec moi. Quand vous arrivez pour vous occuper de moi et si votre tête est prise par autre chose, alors ça je le sais, je le sens. Je risque de ne pas me laisser faire comme d'habitude, parce que vous, vous n'êtes pas comme d'habitude. En cela je suis un peu comme les enfants psychotiques ou les bébés qui restent branchés sur les émotions des autres. Etre branché sur les émotions des autres et y réagir, c'est bien, même si c'est très fatigant. Mais vous, mes émotions à moi, mes réactions à moi, pourquoi ne les entendez-vous pas?

Des fois, vous décidez, parce que je suis tordu ou en train de me tordre (vous appelez ça une scoliose) de me détordre. Une scoliose c'est embêtant parce que je vais avoir de plus en plus de mal pour rester assis, pour respirer, pour manger. C'est votre décision et là je n'ai pas droit à la parole, et pour cause... Mes parents, eux, ont eu droit à la parole. Mais ont-ils vraiment le choix de dire oui ou de dire non? Ont-ils tous les éléments pour décider? Et puis entendent-ils tout ce qui leur est dit, alors qu'ils sont, même s'ils ne s'en rendent pas compte, en état de choc. Vous savez, chaque fois qu'il faut me faire quelque chose, cela leur remet en tête le jour où on leur a dit que je ne serai jamais comme les autres. Ce jour là a été un jour terrible pour eux. Ça a été un jour où ils ont eu envie de mourir et peut-être de me voir pas vivant.

Quand il n'y a pas de parents, alors ceux qui décident, décident en fonction de ce qu'ils voient, pas toujours en fonction de ce que je suis.

Me détordre, ce n'est pas rien et vous le savez bien. Me détordre c'est souvent commencer par me mettre dans un plâtre qui sera ensuite normalement remplacé par un corset. Et puis quand j'aurai des signes de puberté, ça sera le moment de penser à l'opération.

Alors je vais partir dans un hôpital où l'on opère des adolescents comme moi et vous allez, comme vous dites, me "bilanter" c'est à dire faire un bilan de toutes mes pauvres fonctions vitales. Si mon coeur n'est pas trop mauvais, si mes poumons semblent capables de supporter deux grosses anesthésies, si je n'ai pas de reflux, alors ça va être bon. Et en général c'est bon, surtout si mes parents attendent cela comme une espèce de guérison de leur enfant tordu. Ce que vous ne pouvez pas imaginer, vous qui avez la passion des corps pas tordus, c'est à quel point ça me sera difficile de vivre avec cette grande tige au dedans de moi, qui changera tout mon maintien, qui me rendra tout raide.

Seulement, il y a des fois, où de tout cela je ne veux pas, parce que je suppose que ça ne sert à rien. Bien sûr depuis que je suis au monde, cela tient un peu du miracle. Mais le miracle c'est souvent vous et vos techniques de réanimation, ce n'est pas moi. Alors il se trouve que comme beaucoup de "mal fichus", j'ai un petit reflux gastro-oesophagien qui ne me dérange pas, qui ne dérange personne. En fait, on s'y fait vous et moi, et vous avez des trucs pour que ça ne me gêne pas. Et quand vous commencez à me tirer dessus pour commencer à me redresser, alors mon reflux s'aggrave et il s'aggrave jusqu'à provoquer des hémorragies. Vous qui êtes si savants, vous savez bien que les ulcères à l'estomac, c'est du "psychosomatique" et que ça traduit toujours une anxiété pas possible chez des gens qui sont pourtant capables de parler. Alors moi qui ne parle pas, si je commence à vous faire ça, ce n'est pas pour rien.

J'essaye de vous dire que j'ai peur, que j'ai mal et que je ne veux pas de ça. Je ne veux pas dire qu'il ne faut jamais opérer, mais je veux dire que si brusquement je me mets à avoir des manifestations de ma hernie hiatale, de mon reflux, alors je vous dis quelque chose d'important.

Une fois il y a eu un garçon de 15 ans, qui n'était pas un polyhandicapé, mais qui était un peu retardé. Il était très gentil et très obéissant. Il ne pesait pas lourd quand il est venu au monde, et dans son histoire on savait qu'il y avait eu des difficultés avec l'alimentation. Il ne parlait pas beaucoup. Il était venu en France pour qu'on le détorde, pour qu'on enlève sa bosse. Il ne pouvait pas savoir qu'il devrait passer par un plâtre de détraction. Ce plâtre, il l'a supporté, du moins c'est ce qu'on a cru parce qu'il ne disait jamais rien. Et puis, juste avant de partir pour se faire opérer, il a commencé à cracher du sang. Beaucoup de sang. Sa maman, qui était venue pour être avec lui pendant l'intervention, avait eu une soeur qui était morte sur une table d'opération. Lui ne le savait pas, mais peut-être qu'il le savait quand même. Il a fallu plein d'opérations pour lutter contre ce sacré reflux, qui était mécanique, puisqu'il y avait une malformation viscérale. Il a bien failli mourir. Mais pourquoi est-ce que ça s'est mis à saigner juste avant l'opération alors que la traction était terminée depuis quelque temps? Après, il a fallu des semaines pour qu'il réaccepte de manger tellement il avait peur que ça ne recommence. Lui qui pouvait un peu parler, il s'est mis à redevenir comme un tout petit, avec des balancements et des jeux avec l'eau. On a dit qu'il était dépressif. Et il l'était. Alors moi, moi qui ne parle pas du tout, pourquoi est-ce que j'accepterais tout sans rien manifester? Pourquoi est-ce que je ne ferais pas "de la dépression" quand vous me mettez dans quelque chose que je ne supporte pas. On a dit aussi qu'il régressait. Lui qui pouvait un peu parler, il a régressé comme ça. Moi qui ne parle pas, quand je régresse, je le montre avec mon corps, et des fois ça peut aller jusqu'à ma mort.

Il y en avait un autre de 12 ans. Lui, il parlait un peu et il était capable de se déplacer seul en fauteuil, ce qui est très différent de moi. Il a été opéré des hanches. C'était il y a longtemps. Je suis un peu sûr qu'il n'a pas eu les calmants dont il aurait eu besoin, parce qu'à cette époque là, on pensait qu'un débile ça ne sentait rien. Après il s'est mis à cracher du sang. Vous avez trouvé qu'il avait un reflux et il a été opéré. Après les choses sont rentrées dans l'ordre. Mais pourquoi les choses se sont-elles passées comme ça? Vous pouvez soigner sans poser de questions ou en en posant. Ne croyez-vous pas qu'il disait avec son sang ce par quoi il était passé. L'anxiété il faut bien qu'elle sorte. Trop de souffrance aussi. On ne peut pas tout garder. Chez nous, ça sort comme ça.

Essayez donc de m'écouter au lieu de vouloir m'opérer pour lutter chirurgicalement contre ce reflux qui est capable de saigner. Et si les anesthésistes me "récusent", peut-être ont-ils raison. Essayez, avant d'intervenir, de lire mon histoire et de la comprendre. Si mon reflux s'est aggravé à ce moment là, même si cela peut vous paraître une conséquence "mécanique", dites-vous bien que ce n'est par hasard. Essayez de comprendre que si je peux me laisser saigner, c'est que ça saigne en moi. Le sang qui se sauve, c'est ma vie qui s'en va, et c'est peut-être ça que je veux. Je veux bien vivre, mais en restant comme je suis, pour le temps qui me reste à vivre.

Alors vous devez savoir que si vous prenez le risque de m'opérer, malgré toute votre réanimation, malgré toute votre technique, ça pourrait bien lâcher, parce que moi, je ne veux pas vivre indéfiniment comme ça.

Je sais que quelque part, vous êtes pleins de bonne volonté, pleins de compassion pour moi, surtout si je suis un peu beaucoup abandonné par mes parents. Je sais que vous pensez que vous allez me donner le meilleur de vous mêmes, le meilleur de votre technique. Je sais que quelque part je suis une sorte de défi, et vous les défis vous aimez ça. Ça vous stimule, ça vous permet de vous sentir vivants.

Mais moi, je ne veux pas vivre comme ça. Après tout, j'ai peut-être fait mon temps. Quoique vous puissiez en penser, la vie n'est pas toujours facile pour moi. Comme le dit la définition de mon handicap, je souffre d'une restriction tellement sévère de mon autonomie, que je ne peux rien faire tout seul.

Alors quand je vous montre avec mon corps - parce que je n'ai aucun autre moyen à ma disposition - que je veux pas, écoutez-moi. Donnez-moi le confort dont j'ai besoin, mais n'essayez pas à toute force de me faire vivre, car je n'en ai pas envie. Vous est-il possible de vous représenter ce que sera la vie pour moi, après, si je m'en sors? Je sais que ce n'est pas votre préoccupation principale, mais peut-être devriez-vous y penser...

Soyez attentifs à ce que je vous dis, parce que si vous ne m'écoutez pas, je vais en mourir encore plus vite. Je ne suis plus comme beaucoup d'autres polyhandicapés qui vivent avec moi. Eux vivent encore avec ce qu'ils sont, avec ce qu'ils ont, grâce à tout plein de gens autour de nous qui sont porteurs de vie. Ces gens là, ce ne sont pas toujours les plus savants, mais ils nous connaissent, ils nous savent, ils nous aiment. Si j'ai vécu jusqu'à maintenant, c'est sûrement grâce à eux. J'ai bien envie de leur dire merci et de vous demander, à vous, de les écouter quand ils parlent de moi ou des copains, parce qu'ils nous connaissent du dedans. Peut-être ont-ils compris que pour moi, c'était devenu différent.

Il y a quelque part une phrase de Saint Paul qui dit: "j'ai combattu le bon combat et je suis allé jusqu'au bout de la course". Qui êtes-vous pour décider à ma place que ma course n'est pas terminée? Certains, quand je suis venu au monde, ont décidé de me faire vivre. Aurez-vous le courage de me laisser partir? Vous qui avez les moyens de m'aider à partir sans trop souffrir, acceptez-vous de me les donner, à moi qui ne sais pas parler, qui ne sais pas réclamer, qui ne sais pas dire autrement que par mon corps?

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