mercredi, décembre 29, 2004

douleur, souffrance et dépression chez l'enfant et l'adolescent hospitalisé en chirurgie; 1996

C.L.

Pour les médecins[2], et en particulier pour ceux qui travaillent en cancérologie pédiatrique, la douleur doit être soignée et soulagée en tant que telle. Pour nous psychologues hospitaliers, la douleur a une inscription dans l'histoire de celui qui la subit. Même évacuée, elle reste présente et a des effets à long terme. Notre rôle est d'aider celui qui est en souffrance dans son corps, dans sa pensée, à rester le sujet d'une histoire qui est la sienne.

Je voudrais commencer cet article consacré à la douleur chez les enfants et les adolescents par un souvenir ancien quant à la date (plus de dix ans), mais toujours présent par l'effet qu'il a eu sur mon propre cheminement.

Je travaillais depuis peu dans le Service de Réanimation du Service de Chirurgie Infantile. Un des médecins avait demandé à l'éducatrice de s'occuper d'Etienne, petit garçon de sept ans, au comportement un peu étrange. Il venait de faire une septicémie. C'était un enfant porteur d'un ostéosarcome du fémur[3], mais il y avait eu une erreur quant au diagnostic initial et il avait été opéré d'un testicule. Bien entendu, la douleur n'était pas partie. On lui avait dit qu'il jouait la comédie, qu'il ne devait plus boiter, qu'il le faisait exprès. Il avait fallu toute l'obstination de sa mère pour refaire des examens qui cette fois indiquaient une maladie grave. Quant à la douleur, elle avait été gommée, niée.

Et maintenant Etienne était là, chauve du fait de la chimiothérapie, et en partie édenté, parce qu'il avait 7 ans et qu'il commençait à perdre ses dents de lait. Il balançait violemment la tête. Ce signe est souvent évocateur de psychose et fait peur. L'éducatrice s'est très vite rendue compte qu'Etienne n'avait pas besoin d'être "occupé", qu'il y avait autre chose, et elle est venue me chercher. Les balancements se sont apaisés parce qu'il n'était plus seul. Il pouvait parler de sa souffrance, de sa douleur.

Avec moi, il a essayé de manger. Et à chaque bouchée qu'il ne pouvait avaler, il me disait "tu diras à Maman que j'ai mangé". Il savait bien à quel point c'était important pour elle qu'il s'alimente. Et sa Maman est arrivée. Elle m'a raconté l'histoire d'Etienne. Elle m'a dit aussi que si jusque là, elle avait toujours pu communiquer avec lui, maintenant elle ne le "sentait plus". Il était ailleurs, fermé. Nous en avons parlé, mais j'étais incapable d'admettre qu'Etienne était sur le point de mourir. Les livres d'Elisabeth Kübler-Ross[4], je les connaissais, mais ce n'était pas suffisant.

Quand je suis revenu le lundi Etienne était sous respirateur artificiel. Comme cela, on ne pouvait plus l'entendre crier. Car Etienne souffrait. Il avait des métastases partout, y compris dans la tête, ce qui expliquait ces mouvements si inquiétants pour nous les psy... Cette douleur, nous ne l'avons pas suffisamment entendue, parce que nous en étions incapables. Il est mort en présence de sa maman quelques jours plus tard, sans douleur. Mais il avait beaucoup trop souffert.

Le visage d'Etienne, je n'ai jamais pu l'oublier. Il me rappelle sans cesse qu'il faut tenir compte de que montre un enfant sans plaquer d'emblée une explication, une défense. Il est parfois beaucoup plus facile de penser à une manifestation psychologique qu'à l'expression d'une douleur somatique intense.

La douleur.

Il est certain que depuis ces dernières années la prise en charge de la douleur a progressé. S'il est "normal" d'avoir mal après une intervention chirurgicale, il est aussi "normal" de traiter cette douleur pour qu'elle n'envahisse pas tout. La douleur s'associe très vite à la solitude, à l'incompréhension.

Les enfants appelés à subir des interventions chirurgicales répétées ont parfois des réactions extrêmement violentes face à la douleur. Ils sont beaucoup plus fragiles que les autres. Tout se passe comme s'il existait en eux une inscription de la douleur et des soins, mais aussi de la souffrance liée à l'abandon et à l'incompréhension.

On peut faire l'hypothèse qu'une douleur non entendue, non reconnue, donc non soulagée, met celui qui en est porteur "en souffrance". Il se retrouve comme un "objet" délaissé et qui doit faire face tout seul à quelque chose d'insupportable. Il ne se sent plus reconnu comme sujet. Etre ainsi en souffrance laisse des traces psychiques profondes.

L'être humain est complexe. S'il n'y a pas de lieu de mémorisation de la douleur "somatique", il y a mémorisation des moments, des lieux, des circonstances. Il y a aussi mémorisation de l'attitude des autres, en particulier de celles des parents ou des soignants. Quelle que soit l'origine de la douleur, un enfant qui dit avoir mal, a mal. La douleur doit être entendue et quand elle a été entendue, une réponse est nécessaire. Tous ceux auxquels on a dit qu'ils en "rajoutaient" portent en eux une blessure difficile à cicatriser, et qui a tendance à se rouvrir très facilement.

Certains enfants, moins armés que d'autres sur le plan intellectuel et sur le plan affectif, réagissent à une douleur trop importante par un comportement proche de l'autisme. C'est la seule solution pour eux face au trop.

La douleur, en particulier chez les enfants polyhandicapés[5] qui n'ont pas de langage pour exprimer ce qu'ils ressentent, peut provoquer des réactions somatiques (troubles respiratoires, convulsions, refus alimentaires) souvent mal comprises. Il est très difficile d'évaluer la douleur chez un enfant lourdement handicapé. Et pourtant ils ont une manière bien à eux de montrer ce qui ne va pas. Si la réponse est insuffisante, les risques de repli autistique sont majeurs. Compte tenu de la fragilité de ces enfants, il y a aussi un risque de dérive vers une recrudescence de troubles somatiques graves et donc un risque de mort[6]. A nous de les entendre et d'aider les soignants à ne pas passer à côté de ce qui s'exprime là.

Certaines infirmières m'en veulent un peu, parce que les enfants me disent à moi qu'ils ont mal, et pas à elles. Encore faut-il que la question soit posée!...De plus ils ne veulent parfois pas dire qu'ils ont mal. Dire qu'on a mal, c'est bien sûr, en principe, obtenir un calmant. Mais, il existe aussi une peur face aux médicaments "trop forts, si forts". Les enfants (et les parents) en ont peur, car, comme pendant une anesthésie, le temps leur échappe et leur corps devient un objet qu'ils ne peuvent plus contrôler. Cette perte là est toujours vécue comme traumatisante et dangereuse, notamment chez les adolescents. Ceci pour souligner que la parole reste indispensable et que toute prescription devrait être parlée..

La souffrance

La souffrance renvoie davantage au psychique. Mais nous savons que le psychique interfère avec le somatique et que certaines maladies sont aussi des réponses à des dysfonctionnements relationnels. Quand le corps se met à dire, il est nécessaire de l'écouter. Cela est d'autant plus vrai quand il n'y a pas de langage.

Bien évidemment, nous en avons tous l'expérience, la présence permet de moins sentir la douleur. Et il y a aussi certaines douleurs qui parlent à la place du sujet. Elles diminuent, disparaissent parfois, quand on accepte de les entendre, de les écouter, de leur donner une explication. Cela qui rassure celui qui a mal.

Chez d'autres encore, elle laisse des traces dans le comportement. Certains enfants qui ont beaucoup souffert dans la petite enfance et qui en sont sortis vivants, mais handicapés, sont souvent des adolescents difficiles à supporter. Ils se font rejeter, détester. Quand ils sont confrontés à une situation susceptible de réactiver ce qu'ils ont vécu, ils se défendent contre une angoisse très archaïque par un comportement difficile à supporter. Ils projettent en nous d'une manière totalement inconsciente et qui s'apparente à l'identification projective[7] les émotions qu'ils ont ressenties et qui n'ont jamais été nommées. A nous de mettre des mots pour les sortir de la répétition.

Certains enfants hospitalisés en unité de soins intensifs pleurent en fin de matinée, malgré la télévision et les cassettes vidéo, parce que l'attente des parents dure trop. Ils n'ont pas mal, mais ils souffrent. La présence peut parfois arrêter les pleurs, chez ceux qui ont mal "à leur mère". Cette souffrance là peut déboucher sur une dépression. La présence des parents dans des services "lourds" est indispensable. J'entends encore Anne, qui a eu un ostéosarcome à l'âge de 8 ans, me dire: "Si Maman n'avait pas été tout le temps avec moi, je ne me serais pas battue. La mort, je la sentais, je la voyais au pied de mon lit et la présence de ma mère, me permettait de lutter, de me battre, de ne pas glisser". Depuis cette maladie, Anne s'enveloppe dans ses couvertures, pour que rien ne dépasse, pour que rien de son corps ne puisse être saisi, entraîné.

Quant à la souffrance des parents, elle est omniprésente, même s'ils essayent de la masquer. "Nous sommes des parents cassés" me disait une Maman. La maladie, l'atteinte, se guérissent dans beaucoup de cas. Mais il y a un prix à payer, et bien souvent ce sont les parents qui payent le prix fort. Leur agressivité, leur pugnacité, traduisent cela. A nous de l'entendre même si cela nous met mal à l'aise, voire en colère.

La dépression

Il peut paraître curieux que ce soit moi, la psychologue, qui refuse parfois l'étiquette de "dépression". La dépression de l'enfant n'est pas celle de l'adulte, et le potentiel de vie est quelque chose d'étonnant chez les enfants. Seulement il est facile de parler de dépression, car cela permet de projeter la culpabilité sur les parents. Ne pas guérir un enfant, ou le voir qui "refuse" de faire des efforts est très difficile à accepter. L'hôpital reste un lieu de vie.

Dire qu'un enfant hospitalisé est déprimé est souvent une manière de dire qu'il y a là quelque chose qui ne va pas dans la relation Parents-Enfants. Etre parent d'un enfant pas comme les autres, ou d'un enfant qui est porteur d'une maladie à potentiel léthal n'est pas facile. Quand les parents semblent ne pas jouer le rôle que l'équipe soignante attend d'eux, alors ils sont perçus comme des parents mauvais (ou trop présents, trop envahissants, trop permissifs). Ils sont considérés comme la cause de l'état de leur enfant. Ils sont donc les mauvais objets. Le corps "soignant", lui, reste un bon objet. Un travail avec les parents est indispensable pour les aider à mettre des mots sur ce qu'ils vivent, sur ce qu'ils ont vécu. Dans la mesure où la dépression parentale peut se parler, celle de l'enfant diminue.

Le vécu dépressif se traduit souvent par une anorexie, mais là encore la pratique hospitalière rend prudent. Il est souvent nécessaire de mettre des mots, de parler avant d'interpréter.

Emilie petite fille de 8 ans, s'arrête de manger. L'infirmière qui s'occupe d'elle clame haut et fort qu'elle est déprimée. Emilie, certes, mange peu, et son passé fait qu'elle se bloque facilement. Mais là, elle a mal à la gorge et elle aimerait bien pouvoir avaler quelque chose. J'ai dû alerter la pédiatre du service, qui a soigné Emilie. L'appétit est revenu.

Une hospitalisation très longue, presque sans fin, est potentiellement source de dépression, surtout chez un enfant qui a un passif important quant à la douleur.

Il existe aussi un autre élément qui peut déclencher une dépression, c'est la nature de l'atteinte narcissique[8].. Le corps est "réparé", mais cette réparation est-elle une vraie réparation? Permettra-t-elle d'oublier la différence? Il restera toujours une cicatrice pour la rappeler. Chez certains adolescents la durée de la rééducation, l'apparent manque de résultat, provoquent un important vécu dépressif qui peut nécessiter un arrêt temporaire du traitement.

En guise de conclusion

Nous les psychologues, qui travaillons avec ces corps qui souffrent, avec ces corps douloureux, quelle est notre place? Il faut d'abord apprendre à entendre la douleur, et aussi à pouvoir la supporter. On ne peut rester indemne face à celui qui souffre. Il faut ensuite à un moment donné lâcher les théories, si rassurantes soient-elles. La théorie, la théorisation est nécessaire. Elle est parfois indispensable pour nous permettre de ne pas perdre pied. Mais elle n'est pas une fin en soi, et parfois elle permet le déni. Il est parfois tentant de plaquer une explication, un sens, mais le respect de l'autre oblige à surseoir et attendre que le sens vienne (ou ne vienne pas) de lui. Accompagner n'est pas une chose facile. C'est l'autre qui nous apprend peu à peu ce qu'il désire de nous.

L'hystérisation existe, mais elle est rare car elle nécessite des processus psychiques de très bonne qualité. Elle n'existe pas chez le tout petit, chez le polyhandicapé, chez l'enfant porteur de troubles relationnels importants. La douleur fait peur, alors le déni reste omniprésent. C'est tellement rassurant de penser qu'un tout petit ne sent rien et qu'il ne souviendra de rien. La reconnaître, l'entendre, c'est déjà redonner à ce corps qui souffre un statut de sujet[9]. La douleur, dans la mesure où elle s'accroche au corps, a une dimension très importante. Elle devient indissociable du sujet.

Lorsqu'il est presque impossible de donner un quelconque sens à la douleur, il reste possible d'y être attentif, et de la soulager par sa présence.

Le travail au quotidien avec des enfants lourdement handicapés, des enfants qui ne parlent pas mais communiquent autrement, m'a profondément changée, modifiée. J'ai appris grâce à eux, mais aussi grâce à leurs parents, à les regarder différemment. J'ai appris à regarder et à me laisser prendre par ce que je voyais, par ce que je ressentais. J'ai appris à accepter les émotions que cela provoquait en moi, pour pouvoir les reparler ensuite, soit avec les "patients", soit avec les parents qui assistent impuissants à ces douleurs, à ces souffrances.

A être avec des "corps" qui à certains moments ne parlent plus, ou qui ne parlent pas, j'ai appris, non plus à faire, mais à être, ce qui n'empêche pas la parole quand vient le temps de la parole. J'ai appris à rester à côté. J'ai appris à communiquer par le geste, par le soutien du geste. J'ai appris à toucher. Et je dois un merci à ceux là qui m'ont permis de devenir autre, de quitter le monde du savoir, du connu, pour rentrer dans la vérité de l'être.

===============

Ciccone A., Lhopital M. 1991. Naissance à la vie psychique. Paris, Dunod.

Gauvain Piquart A. Meignier M. 1993 La douleur de l'enfant. Calmann-Lévy

Kübler-Ross E. 1969 Les derniers instants de la vie. Tr Fr 1975. Genève, Labor et Fides.

Lestang-Stalinski C.1991 "Alors ça marche?" Thèse de Doctorat. Paris V

1994 "Et si vous m'écoutiez". Prix GERSE. Editions GERSE.

69570 DARDILLY

Marty P. 1976 Mouvements individuels de vie et de mort. Paris, Payot.



[1]Chirurgie Infantile. Hôpital Saint Vincent de Paul Paris. C.R.R.F. Villiers sur Marne. 94 Villiers sur Marne.

[2]GAUVAIN PIQUART A. MEIGNIER M. 1993 la douleur de l''enfant. Calmann-Lévy

[3] Cancer des os.

[4]KÜBLER-ROSS E. 1969 Les derniers instants de la vie. Tr Fr 1975. Genève, Labor et Fides.

[5]Polyhandicap: handicap grave à expressions multiples avec restriction sévère de l'autonomie et une déficience intellectuelle sévère. Il s'agit souvent d'une encéphalopathie néonatale, qui provoque un handicap moteur très grave.

[6] MARTY P.1976 Les mouvements individuels de vie et de mort. Paris, Privat.

[7]CICCONE A, LHOPITAL M 1991. Naissance à la vie psychique. Paris, Dunod.

[8]LESTANG-STALINSKI C.1991 "Alors ça marche". Thèse de Doctorat. Paris V.

[9]LESTANG C. 1994 "Et si vous m'écoutiez". Réflexions sur diverses prises en charge thérapeutiques de patients gravement handicapés. Prix GERSE. Ed. GERSE. 69570 DARDILLY.

Aucun commentaire: