:Je parlais avec une amie sur internet. C'était son anniversaire et pas un seul des membres de sa famille ne s'était manifesté. Envoyer un texto ou une carte électronique ce n'est pas difficile.
Et pourtant si quelqu'un doit se souvenir d'un anniversaire, c'est bien la famille. Les heures passent et rien. Le lendemain elle reçoit un appel de sa soeur qui lui demande un service, mais qui ne fait aucune mention de son anniversaire. Inutile de dire que ceci la rend malheureuse et réactive tout un passé où on lui a fait comprendre qu'elle n'avait pas le droit d'exister, qu'elle était tolérée mais pas aimée.
Ce que moi j'ai ressenti en passant un peu de temps avec elle (mais ce n'était pas de moi dont elle avait besoin et peut-être que ma présence renforçait encore le sentiment de manque, de colère contre ses proches) c'est que au fur et à mesure que le temps passait, elle était comme un nuage qui s'effiloche, qui perd sa densité, une fumée qui se dissipe dans l'air. D'une certaine manière elle cessait d'exister et ainsi qu'elle le disait un peu plus tard: si je n'existe pas (pour eux) à quoi bon exister. En d'autre termes pour exister il est indispensable de se sentir reconnu, d'avoir une place, d'avoir du poids.
Je sais que chez les Témoins de Jéhovah, quand un membre quitte la secte, les autres s'ils sont amenés à le croiser, font comme si ce membre était invisible, transparent, sans existence et ceci est très dur à supporter.
Pour elle, c'est être invisible pour sa propre famille...Comme je viens de le dire, j'avais en moi cette image du feu qui s'éteint, de la fumée qui s'étire et disparaît.
En l'entendant parler, j'avais l'impression qu'elle devenait insaisissable, que je ne pouvais plus entrer en relation avec elle, qu'elle échappait, qu'elle n'avait plus de corps.
Et cela m'a fait penser à Abel dont le nom hébreux Hevel veut dire je crois brume sans consistance. Ce prénom renvoie à de l'inconsistant, à du fugace (le même mot est employé dans l'ecclésiaste: vanité), à quelque chose qui ne laisse pas de trace, qui s'évapore, à une absence de poids.
Bien sûr, j'avais pensé à lui souhaiter son anniversaire, et donc d'une certaine manière à essayer de lui montrer qu'elle comptait pour moi, qu'elle avait du poids pour moi, mais de celle de ses proches.
Ceci montre bien que c'est l'investissement du tout petit dans une famille, qui lui donne son "poids".
Si j'en reviens à Abel, c'est au moment où YHWH en agréant son sacrifice alors qu'il refuse celui de Caïn, que brusquement il prend du poids, comme si la gloire de Dieu (la shékina) s'était incarnée en lui. Il acquière une existence, et c'est peut être pour cela que la jalousie se déclenche et provoque le meurtre.
Brusquement Abel change de statut: il est reconnu, il est accepté; Si l'on pense que le nom de Caïn veut dire "acheté ou acquis"; on peut imaginer que par sa naissance il a donné corps à sa mère, il lui a donné du poids ce que le puîné n'a pas eu besoin de faire. Mais cette existence de "complément" n'est pas bonne, car trop liée à celle de sa mère.
Et quand Dieu rompt le lien en donnant du poids à Abel, alors Caïn se délite, croit ne plus exister et le seul moyen pour lui de reprendre sa place est alors non pas de "parler" de mettre des mots, mais de passer à l'acte et du détruire. Ainsi Abel ne lui fera plus d'ombre, mais la haine qui l'a envahie ne la lâchera plus et ce poids là est un poids de mort.
Avoir du poids, c'est être existant, c'est "compter" pour l'autre.Mais c'est aussi compter pour soi même. C'est là où le narcissisme primaire est fondamental car c'est le regard de la mère et l'investissement qu'elle fait de son petit qui permettra à celui ci de se sentir exister, d'abord en lien avec elle, puis petit à petit pour lui.
Il me semble que les personnes abusées n'ont pas perdu la vie, mais ont perdu l'existence et le droit d'exister depuis qu'une personne les a transformée en chose. Les clivages défensifs de la personnalité permettent certainement que les personnalités morcelées conservent un certain poids, une certaine capacité à exister, mais ce clivage a quand même un prix sur le plan psychologique car il risque de maintenir la confusion qui est entrée quand les limites du corps ont été bafouées.
Peut être que les troubles de l'alimentation que l'on trouve si souvent chez ces personnes sont un moyen dans un premier temps d'avoir du poids (pour soi) puis de se vider de ce poids pour mourir comme on l'a souhaité au moment de l'abus.
Un autre moyen d'avoir du poids, de se sentir exister c'est de devenir nécessaire à l'autre. Je pense que c'est pour cela que bien souvent les personnes abusées sont très gentilles, trop gentilles. Elles se mettent en quatre pour les autres et ainsi se sentent nécessaires, utiles. Seulement bien souvent, elles sont "trop gentilles" et de ce fait se montrent comme n'ayant pas de consistance car elles ne sont pas capables de dire non, de s'opposer, et du coup dès qu'on n'a plus besoin d'elles on les jette comme un kleenex et à nouveau elles perdent leur poids et la compulsion à la répétition fait que la situation risque de se répéter à l'infini.
Je crois aussi que pour ces personnes, imaginer avoir du poids pour Dieu est presque impensable, puisqu'il est un Dieu non protecteur, un dieu absent, un dieu méchant. C'est un Dieu qui a laissé faire l'innommable, qui a laissé le mal agir.
D'une certaine manière je dirai que si Dieu est aussi évanescent pour beaucoup d'entre elles, qu'elles se sentent elles mêmes vides et sans consistance.Comment un Dieu non protecteur pourrait il avoir du poids?
On peut dire que c'est en Jésus que Dieu prend son corps et donc du poids, mais la foi chrétienne, telle qu'elle est présentée avec sa quasi obligation de pardon me semble être un chemin très difficile. Et pourtant, il court dans toute la bible cette idée que l'humain a du prix pour Dieu.
Or aujourd'hui, dans la démarche qui est le mienne, Dieu parce qu'il respecte ma liberté ne s'impose pas à moi, mais va se révéler petit à petit différent de ce que j'imaginais de Lui.
Si je pense que Dieu doit être comme ceci ou comme cela, alors je fais un Dieu à mon image. Dans la parabole des talents, le troisième serviteur se fait une image du maitre dur qui récolte là où il n'a pas semé, et c'est ce maître là qui va se trouver en face de lui et qui le mettra dehors.(Mat 25,14-19)
Si je ne reconnais pas que "celui qui suis" a du poids, alors il risque de ne pas en avoir et de rester au loin dans son ciel. Ce que je sens, mais que j'ai du mal à exprimer c'est que pour agir pour moi, Dieu désire que je Le reconnaisse que j'ai foi en Lui. S'il a du poids pour moi, moi j'aurais du poids pour Lui et Lui qui est l'existant me donnera la vie. IL me remplira de son amour, il me purifiera, il me rendra belle.
D'une certaine manière créer du Dieu revient à créer du Je.
Ce qui revient au saut de la foi. Accepter de faire confiance en ce qu'Il a dit, pour qu'il me prenne la main et me fasse marcher sur les eaux. La foi c'est un cadeau, parce que ce n'est pas simple.
Je crois que pour les personnes qui ont cessé un jour d'exister parce qu'un proche a fait voler leur confiance en éclat et leur corps en miette, la confiance en quelqu'un qui puisse leur donner le sentiment de leur valeur est possible, mais que la peur est un obstacle puissant.
C'est à nous de prier tous les jours pour que le souffle de l'Esprit vienne sur les braises qui demeurent au plus profond d'elles et leur donne la force de se tourner vers celui qui donne la vie et que peu à peu le vide qui le habite cède le pas à plénitude.
Merci à M. et à E. de me permettre de cheminer et d'apprendre à leur contact.