Catherine Lestang
Commentaire de Luc 14,1-6 : « la guérison de l’homme hydropique un jour de sabbat »
J’avais une grand-mère que je ne voyais que pendant les grandes vacances et qui avait le rituel de faire de petits cadeaux le dimanche. Comme un vendredi, je m’étais trouvée en panne de stylo-bille (nous étions à l’étranger), et sachant qu’elle en avait dans ses réserves de cadeaux, je suis allée lui demander l’objet dont j’avais besoin. Elle a refusé, rétorquant que le cadeau c’était le dimanche. Inutile de dire que le dimanche suivant, je n’ai pas accepté son stylo-bille, et que ce ritualisme m’avait mise très en colère. Pourquoi était-elle incapable de changer ses habitudes, ses rituels ? Pourquoi cet attachement à la règle? Je crois d’ailleurs que ma réaction « mal élévée » a suspendu le rituel des petits cadeaux, mais je dois dire que je n’en avais rien à faire, n’étant plus une petite fille.
L’évangile de la guérison de l’homme hydropique, évoque pour moi cet incident, et me renvoie toujours à la nécessité de ne pas s’enfermer dans des rituels, qui ne tiennent pas compte de la demande de l’autre. Les rituels ne sont pas mauvais, ils structurent le temps et l’espace, mais de là à en faire des lois immuables, il y a un grand risque.
En relisant ce texte, j’ai trouvé sa rédaction curieuse. Le style n’est pas celui des guérisons où la relation entre le malade et Jésus est le centre de l’action. Si on regarde comment cet épisode se situe dans l’évangile de Luc, on voit qu’il suit « l’apostrophe à Jérusalem » et se continue « par la place à ne pas choisir lors d’un repas ».Ces trois épisodes ont des styles très différents, on pourrait dire prophétique, polémique et sapiental. Outre le style, je suis interrogée par le comportement de Jésus qui semble avoir accepté librement de se laisser tendre un piège. Et ce qui me frappe c’est le courage, voire l’obstination, de Jésus qui essaye casser une routine religieuse, qui dans sa scrupulosité mène à la mort et non à la vie.
Ce que je veux dire, c’est que pour moi, aujourd’hui, dans la lecture qui est la mienne, la « pointe » de ce texte, c’est une réflexion sur l’attitude de Jésus. Réfléchir sur cela, me permet de rentrer autrement dans le texte que de se centrer uniquement sur le non-respect du sabbat. Car Jésus, en fonctionnant ainsi, prend des risques (lapidation) pour que ces hommes qui disent « nous voyons » mais sont des « aveugles »Jn 30,41 sortent de leur savoir, qui est par trop mortifère. En même temps je peux admirer sa ténacité à vouloir faire bouger ces hommes si respectueux de la loi.
Ce texte donc, qui suit l’apostrophe à Jérusalem, se trouve dans ce qui me semble être la seconde partie (de 9, 51 à 22) de l’évangile lucanien, qui démarre après la transfiguration (Lc 9, 28). Il raconte la longue montée à Jérusalem avec les démêlés de plus en plus importants avec les représentants de la religion, prêtres, scribes ou pharisiens. Et pour prendre cette route, il fallait comme l’écrit l’évangéliste « du courage » Lc 9,51.
Les guérisons le jour du sabbat sont peu nombreuses ! La première, celle de l’homme à la main desséchée, (Lc 6, 6)intervient après l’épisode des épis arrachés par les disciples (et non par Jésus) et avant la multiplication des pains, puis il y a celle de la femme courbée dans une synagogue (Lc,13, 10) et enfin celle de cet homme hydropique, qui a lieu dans un lieu non religieux. Au total, trois, ce qui n’est pas beaucoup.
Pour en revenir à ce texte, il me semble que la rédaction est étonnante.Je le cite ce texte dans la traduction de la Bible de Jérusalem, et j’essaye au fur et à mesure d’écrire mes interrogations.
14,1 Et il advint, comme il était venu un sabbat chez l'un des chefs des Pharisiens pour prendre un repas, qu'eux étaient à l'observer.
Le début du texte semble indiquer que Jésus s’invite chez cet homme, ce chef des pharisiens (on pourrait dire chez cette huile !). Il ne vient certainement pas seul, car il faut bien qu’il y ait un narrateur). Mais comment arrive-t-il là ? Hasard ? Je n’y crois guère. On peut imaginer, qu’à Jérusalem, puisque c’est là que Jésus se rend, une sorte de bouche à oreilles bien orchestré a fait savoir qu’il y avait une table ouverte le jour du sabbat. C’est peut-être une attitude normale, mais il y a ce regard malveillant (qu’eux étaient à l’observer). Peut-être est-ce une aubaine pour Jésus et ses disciples d’avoir trouvé ce lieu, mais pourtant, cela ressemble bien à un piège.
14,2 Et voici qu'un hydropique se trouvait devant lui.
Comment cet homme malade à la peau gonflée, rentre-t-il chez un chef de pharisiens, que l’on peut facilement imaginer à cheval sur le pur et l’impur ? Cela pose question. Si on laisse à cet homme hydropique le bénéfice du doute, on peut penser qu’il a été prévenu de la présence de Jésus et qu’il joue le tout pour le tout. Sinon, il s’agit d’un piège en bonne et due forme, et l’absence de paroles entre Jésus et cet homme, irait plutôt dans ce sens. Car ceci ne correspond pas à sa manière de faire.
14,3 Prenant la parole, Jésus dit aux légistes et aux Pharisiens : "Est-il permis, le sabbat, de guérir, ou non ?"
Jésus ne s’adresse pas à l’homme, mais à l’assistance. S’il demande un débat de type rabbinique, cela pourra durer un certain temps, mais là c’est le silence.Et curieusement, pour moi, cet épisode se rattache à celui de la femme adultère, où il y a beaucoup de silence, un silence tendu, car cela ressemble fortement à un piège. La différence étant que Jésus prend l’initiative des hostilités.
14,4 Et eux se tinrent cois. Prenant alors le malade, il le guérit et le renvoya.
Donc pas de discussion, par d’argumentations entre Jésus et son auditoire. « Qui ne dit mot consent » dit un de nos proverbes.
Silence aussi avec le « patient ». Au silence des pharisiens, il répond par des actes : « prendre, guérir, renvoyer ». Il ne lui pose pas de question. Il semble que le silence se maintienne. Il prend le risque de le guérir pour ouvrir les yeux et le cœur de ceux qui veulent le prendre en défaut.
14,5 Puis il leur dit : "Lequel d'entre vous, si son fils ou son boeuf vient à tomber dans un puits, ne l'en tirera aussitôt, le jour du sabbat ?"
Reprise de parole, sous forme d’interrogation, mais une interrogation qui évoque un peu la paille et la poutre…. Vous me condamnez parce que je ne respecte pas le sabbat et il est vrai que la loi mosaïque est très ferme là-dessus, mais au fond de vous, mais n’êtes-vous pas prêts à sauver ce à quoi vous tenez même un jour de sabbat, et moi, cet homme j’y tiens…
14,6 Et ils ne purent rien répondre à cela.
On pourrait dire que Jésus leur cloue le bec, mais je ne suis pas sûre qu’il s’agisse de cela. Je crois qu’il essaye de leur ouvrir les yeux, et cela c’est courageux. Les prendre en défaut sur leur pratique est aussi dangereux que de guérir, car cela touche à l’amour-propre et personne ne supporte facilement d’être mis en question, surtout s’il se considère « juste ».…
Je fais l’hypothèse qu’il essaye de faire comprendre à ces hommes qui de fait donneraient leur vie pour faire respecter leur loi, et qui sont prêts à tuer pour la faire respecter, que l’important est ailleurs. Quand on a comme Lui, le pouvoir de guérir, donc de sauver, de rendre vivant, alors on utilise ce don, même si ce n’est pas le « bon » jour. Faudrait-il mettre ce don sous le boisseau, parce que c’est le sabbat ? N’a- t-on pas le devoir de l’exercer, car ainsi on est à l’image du Dieu créateur, dont on révèle alors la présence et la miséricorde ? Or n’est pas cela que Jésus veut faire ?
Eux, leur don c’est connaître la tora, de se laisser façonner par la loi, de vivre par elle. Mais si celle-ci devient un objet et non plus une parole vivante, alors, il faut accepter d’ouvrir les yeux et de voir ses limites. Mais ce faisant, Jésus irrite, exaspère… Et il faut du courage pour aller dans ce sens.
En final, dans ce petit texte, ce n’est pas le côté « moralisateur » qui me fait avancer, mais la perception d’un homme rempli de courage, qui accepte de prendre des risques, pour essayer de désendurcir le cœur de ces hommes qui sont des savants et qui devant l’échec, cherche d’autres moyens pour se faire entendre et comprendre, car c’est un peu le sens de l’épisode qui suit, sur la place à ne pas choisir de peur d’être délogé.
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