«Tu me manques » .
« Il est bon pour vous que je parte »Jn 16,7
Je fais partie d’une génération où certes on se disait que l’on s’aimait mais pas tout le temps ni à tout bout de champ. Il y avait aussi une grande différence entre « je t’aime bien, je t’aime beaucoup et je t’aime » le « je t’aime » ne se disant que entre mari et femme ou parents et enfants. Les séparations enfants parents étaient valorisées : cela va te faire grandir, tu vas découvrir des choses nouvelles, je suis heureux que tu ailles à l’école, ceci pour dire que personne ne m’a jamais dit « tu me manques ou tu m’as manquée » quand je quittais ma mère pour passer mes vacances avec mon père, puisqu’ils étaient divorcés. Peut-être que j’appartiens à une génération qui n’a pas appris à exprimer ses sentiments (ce qui ne veut pas dire qu’elle n’en a pas), mais il me semble qu’il y a une sorte surenchère de ces deux phrases : je t’aime et tu me manques.
Bien sûr c’est une phrase que j’emploie quand ceux que j’aime sont loin de moi, quand je souffre de leur absence, mais je ne m’en sers pas comme une banalité. Il y a des absences qui me sont douloureuses, mais je crois que l’absence est quelque chose qui peut être positif. Et puis aujourd’hui, il y a tellement de moyens de ne pas être en rupture totale de relation comme c’était le cas autrefois, où seules les lettres (qui mettaient parfois beaucoup de temps pour atteindre leur destinataire) permettaient de savoir ce que devenait et ce que vivait l’absent. Je me demande si cette pléthore de moyens de communication rend plus difficile l’expérience du manque, expérience qui est indispensable pour ne pas demeurer dans la fusion, voir la confusion avec l’autre).
J’ai l’impression que cette phrase est comme un moyen de rassurer celui qui s’en va à savoir, ne t’inquiète pas, je ne t’oublies pas (comme si on pouvait oublier ceux que nous aimons) et la phrase « je t’aime » que l’on entend aussi beaucoup maintenant a le même rôle. Comme si on pouvait cesser d'aimer comme cela, simplement parce que l'autre n'est plus dans son champ visuel. Comme si nous n'avions pas d'images intériorisées, comme si nous ne vivions que dans l'immédiat, le présent.
La première fois que cette petite phrase m’a été dite, c’était ma tante américaine, qui la prononçait, et cela m’avait beaucoup étonnée, car ne la voyant que très occasionnellement je ne pensais pas - non pas qu’elle ne tenait pas à moi puisque j’étais sa nièce-, mais qu’elle pouvait ressentir ma non présence comme un manque. En même temps je dois reconnaître que cela m’a fait plaisir, car c’est important de savoir que l’on a de l’importance pour quelqu’un.
Je sais bien que c’est devenu une formule banale, mais les formules banales, je ne suis pas sûre de les aimer, surtout quand finalement elles créent une sorte de culpabilisation. Dire à un enfant qui part en vacances : « tu me manques » est un bon moyen pour lui casser son plaisir de partir, de voir d’autres personnes, d’explorer le monde.
Il me semble que cette phrase si banale si anodine, fait de l’autre une sorte d’objet une sorte de doudou et cela me dérange. Cette phrase c’est un peu comme le téléphone portable des adolescents, cet objet transitionnel dont ils ne peuvent se passer et qui remplace d’une certaine manière le doudou de leur enfance. Certes c’est une phrase gentille, mais elle renvoie à la perte, alors qu’une séparation n’est pas forcément abandon.
Elle fait de l’absence quelque chose de nocif, car le manque renvoie à la perte, à la souffrance. A t on le droit de faire du mal à l’autre ? A t on le droit de partir, de vivre simplement ce que l’on a vivre, si cela doit être difficile pour l’autre ?
Après tout c’est bien l’absence de la mère qui permet au petit enfant de se structurer, de se créer éventuellement son doudou pour faire « comme si », et d’accéder au symbolique.
Employer cette phrase c’est une manière de dire, je t’aime. Mais dire je t’aime ou dire tu me manques c’est très différent.
Employer cette expression pour un oui et pour un non, je dois reconnaître que cela m’insupporte, me met mal à l’aise et d’une certaine manière me culpabilise et je pense que culpabiliser n’est pas une bonne chose. Je peux parfaitement comprendre que je vais manquer à quelqu’un avec qui j’ai une relation suivie, mais même si c’est moi qui prends l’initiative de partir en vacances, même si la relation avec l’autre risque aussi de me manquer, je crois qu’il est bon de bouger, de ne pas rester dans le statique, surtout que aujourd’hui, les moyens de communications permettent de rester dans une certaine relation. Bien entendu le virtuel ne remplacera jamais le réel, mais il existe.
Cette petite phrase « tu me manques » ; est omniprésente dans toutes les séries américaines. Elle peut s’ajouter à une autre phrase très utilisée : « je sais ce que tu ressens », comme si ressentir ce que vit l’autre était possible ?
Quand elle s’utilise au présent : « tu me manques », je la ressens comme assez culpabilisante, « toi tu fais quelque chose où je n’ai pas ma place, tu m’oublies, je ne compte pas pour toi, et ce n’est pas bon ». Je perds le contact avec toi, je n’ai plus d’images ou de représentations de toi, tu m’abandonnes. Ou encore : que vais-je devenir sans toi ? Or quand on n’a pas vécu dans la réalité des abandons, lorsqu’on a eu de parents suffisamment présents, dire cela revient presque à annuler la capacité de se représenter l’autre absent et aussi de pouvoir exister sans lui (voir un article ancien de D.W Winnicott : la capacité d’être seul, capacité qui se met en place à partir de la première année de vie). Peut-être faudrait il dire ce qui est très différent, je suis triste (ou je vais être attristé) par ton absence, mais mettre l’affect en mot est très différent de se centrer sur l’agir. Ceci l’affect « normal » peut être la tristesse, mais il peut aussi renvoyer à la colère voire à la haine : tu n’as pas le droit de m’abandonner, je te déteste.
Quand elle employée au futur, par exemple quand on doit quitter quelqu’un avec qui on a passé un bout de temps, (« tu me manqueras ou vous me manquerez ») elle peut s’entendre un peu comme formule de politesse (le temps passé avec vous a été agréable et je penserai à vous avec regret). Là encore l’affect renvoie à une tristesse affectueuse. J’ai passé un bon moment avec vous, j’ai appris à vous connaître, je ne vous oublierais pas et je penserai avec vous comme à quelqu’un d’important pour moi. La place que vous avez prise ne sera prise par personne d’autre, vous êtes unique.
Enfin quand on l’emploie au passé composé, c’est plus ambigu. Cela peut s’entendre comme un reproche : le temps passé sans toi a été dur à vivre, ton souvenir était omniprésent, mais toi tu n’étais pas là,… Si on revient à l’affect, il y a toujours de la tristesse, mais aussi le besoin de réassurer l’autre. J’ai eu du mal à vivre sans toi, j’ai perdu mon appui (toi) et je ne sais pas comment j’ai fait pour m’en sortir. Tu n’aurais peut-être pas du me laisser.
Mais il y a aussi l’image de deux personnes qui veulent se rencontrer et qui passent l’une à côté de l’autre sans pouvoir se rencontrer. On a manqué l’autre comme on a manqué son train. Je t’ai manqué, je n’ai pas pu t’attraper, je t’ai loupée… Et là cela revient à dire que la relation n’a pas pu se faire et que peut être on en veut à l’autre de ne pas avoir été là alors qu’on l’attendait. Et l’affect peut être de la colère : tu n’as pas été capable de prendre le bon chemin pour être en relation avec moi (ou moi je n’ai pas su) donc on peut être en colère de cet échec, projeter la colère sur l’autre ou carrément se déprimer de la perte.
La vie fait que nous vivons avec des temps de présence et des temps d’absence, mais ces temps d’absence sont là pour que nous vivions autrement, que nous devenions ce que nous avons à devenir.
Je crois aussi que cette phrase est une sorte de phrase valise : on dit » tu me manques » alors qu’on pourrait dire, « j’aimerai que tu restes avec moi, mais je me réjouis que tu fasses autre chose de bon pour toi ».
J’ai vécu beaucoup de séparations durant mon enfance, je savais très bien que je manquais à ma mère, mais qu’elle arrivait à faire une vie remplie malgré tout, et elle me manquait aussi, mais j’ai appris à faire sans, ce qui ne veut pas dire que je l’oubliais.
Le manque est pour moi quelque chose qui permet la structuration, la mise en place de mécanismes psychiques importants. Il peut arriver que la présence physique n’empêche pas le manque : tout le monde connaît maintenant l’importance d’une dépression maternelle sur le petit enfant qui a pourtant les soins dont il a besoin. Dire « tu me manques » cela s’entend dans certains contexte, mais cette phrase a quand même quelque chose de culpabilisant. Si tu n’es pas avec moi physiquement c’est que tu as quelque chose de mieux à faire, que je ne compte pas pour toi, or cela est faux. On peut être absent physiquement et porter l’autre dans son cœur.
Jésus n’est plus présent, et pourtant il a mis avant son départ des moyens de « se rendre présent ». Il y a le mémorial du jeudi saint, il y a l’envoi de l’Esprit Saint. S’Il a choisi de partir, c’est que justement le manque est important et nécessaire. Il permet aussi la foi. Quand Jésus dit : « il est bon pour vous que je parte », il a raison ; Il nous apprend à ne pas faire de lui notre objet, notre chose, notre petit dieu, bien à nous.
C’est parce qu’Il est parti que le don de l’Esprit a été fait à tous les hommes. Ce don d’une certaine manière rend présent l’absent. Désormais si nous le désirons, Il peut vivre en nous comme nous vivons en Lui et former une création nouvelle avec tous les autres qui vivent el Lui et par Lui.
1 commentaire:
Notre désir de fusion est tellement grand...
Mais comme vous le dites à un certain moment: l'enfant ne se structure que s'il se sépare de sa mère via le doudou...
Dieu nous a fait vivre en tant que personne par amour.... mais comme l'enfant nous avons envie de retourner vers nos origines de bonheur... Est-ce cela le ciel?
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