mardi, décembre 17, 2019

"Et qui est-il Seigneur, pour que je croie en Lui?" Jn 9,36

Le chapitre 9 de l'évangile de Jean raconte la guérison d'un aveugle-né, mais l'astuce du rédacteur est de ne pas dire tout de suite que cette guérison, comme celle du paralysé de la piscine aux cinq portiques (Jn 5), a lieu un jour de Sabbat. 

Et ce non respect de la loi fait de Jésus, pour les juifs respectueux de la Torah, un pécheur; l'ouverture des yeux ne peut se faire en eux, et conduit à des désirs de meurtres. "La lumière est venue dans le monde, et le monde ne l'a pas reconnue". 

Ce chapitre exprime, on peut dire concrètement, ce combat: dans ces dialogues entre l'homme guéri et les instances savantes. 

C'est un chapitre que j'aime beaucoup. J'ai donc laissé l'aveugle-né parler, mais aussi exprimer sa tristesse devant ce bloc de résistance à ce qui pourtant pouvait "crever les yeux..."

L'aveugle-né raconte:

"Je n'ai pas le droit de rentrer dans le Temple et cela me tue. Au lieu de prier le Seigneur, de pouvoir offrir des sacrifices, de participer aux fêtes, je suis là, dehors, à tendre la main, à espérer que ceux qui vont passer pour célébrer la fête de la Dédicace voudront bien me regarder, moi, l'aveugle. 

Beaucoup me considèrent comme un pécheur, et s'imaginent même que, comme le dit le psaume, dès le ventre de ma mère j'étais pécheur. Mais moi je ne comprends pas un pareil jugement. Qu'est ce que j'ai fait de mal, qu'est ce que l'ai pu faire pour déplaire à notre Dieu, Béni Soit-il, qu'est ce que mes parents ont pu faire, pour que moi je sois comme puni? Et pourtant le prophète Ezéchiel avait dit que la faute des parents ne seraient plus reportée sur les enfants. 

Je suis là, dehors, je sais que le Temple est illuminé, et comme nous sommes en hiver, j'ai froid, je suis seul, je suis triste. 

Comme je suis aveugle, mes autres sens sont très développés. Et je sais reconnaître le pas des personnes qui passent, je sens quand ils ralentissent pour me donner une piécette, et je connais le son des voix.  
Il faut aussi dire que je ne suis pas comme Tobit, qui avait une membrane sur les yeux qui l'empêchait de voir; moi, je sais que j'ai un regard: je veux dire que mes yeux sont là, mais que la pupille ne bouge pas, et que mon regard est fixe; et c'est comme cela depuis toujours, puisque je suis aveugle de naissance: mais quand on me regarde, on ne comprend pas toujours pourquoi je suis assis là, avec ma sébile.

Et là, je me rends compte que quelqu'un est en train de ralentir son pas: peut-être qu'il va s'arrêter et me donner une petite pièce. Souvent, avec ce que je reçois, je demande à mes parents de mettre un peu d'argent pour moi dans la salle du trésor, mais pour cela, il faut que je reçoive beaucoup de petites pièces.
Ce quelqu'un, il n'est pas tout seul. J'entends des hommes qui l'appellent Rabbi, et qui lui demandent si ma cécité est la conséquence du péché. J'avais entendu parler d'un Jésus, qui est considéré par beaucoup comme un Rabbi; et qui a fait des choses étonnantes comme de guérir un paralytique. Peut-être que c'est lui, peut-être qu'il va me guérir. Mais ouvrir les yeux d'un aveugle-né cela ne s'est jamais fait.

Là je peux dire que je suis attentif à ce qu'il va répondre. Et sa réponse dépasse toutes mes espérances; il a dit que ni moi ni mes parents nous n'avons péché, mais que ma cécité est là pour que se manifeste la Gloire de Dieu. Bon ça je ne comprends pas. Puis il ajoute qu'il est la lumière du monde. Et moi je sais qu'en ce moment le Temple est tout illuminé et j'avais tellement envie de voir cette lumière dans la nuit, dans ma nuit. 

Le pas s'est arrêté, je suis dans l'attente. Je ne sais pas ce qu'il fait, mais il ne me donne rien, il ne dit rien. J'entends le bruit de quelqu'un qui crache. Qu'est ce qu'il fabrique. Et j'ai une sensation bizarre, il me touche les paupières, et sur les paupières il applique quelque chose, cela me fait penser à de la boue, et la boue c'est ce qui a servi au Tout Puissant à créer notre père Adam. Et voilà qu'il me dit d'aller me laver à la piscine de Siloé. Là j'entends le son de sa voix, mais qui est-il cet homme qui me demande de faire quelque chose? 

Alors je me suis levé, et je suis parti. 

Très vite quelqu'un est venu m'aider, parce que marcher dans la foule ce n'est pas aisé, et que Siloé, ce n'est pas si près. Et il y avait cette boue qui séchait, qui craquelait, un peu comme si elle était en train de cuire. Nous sommes arrivés à la fontaine de Gihon, cette fontaine alimentée par la source, et je me suis lavé les yeux. Et elle coulait sur mon visage cette boue, et j'ai trempé mon visage dans la fontaine et quand je me suis frotté les yeux, j'ai vu! Oui j'ai vu! J'étais devenu un voyant, je voyais l'eau qui coulait, les traces de boue sur mes mains, et le ciel, et les arbres, et le soleil! Tout cela m'était donné! Et cet homme qui m'avait guéri, ce Jésus, qu'est ce que j'aurais donné pour le retrouver!

Seulement ma guérison n'est pas passée inaperçue... Surtout que c'était un jour de Sabbat, et que normalement c'est le jour du repos, du grand repos; et que l'on ne doit rien faire. Déjà moi, en lui obéissant, j'avais peut-être fait un trop grand nombre de pas, mais bon il m'avait dit d'aller me laver, et à la voix de cette homme, voix à la fois pleine de douceur et pleine d'autorité, on ne résiste pas.

Et ensuite, ça a été un véritable interrogatoire. D'abord il y a eu mes voisins, qui n'arrivaient pas à croire que c'était moi. Alors je leur ai dit que celui qu'on appelle Jésus m'avait mis de la boue sur les yeux (mais je n'ai pas parlé de la douceur de son geste), et qu'il m'avait dit d'aller à Siloé, de me laver, et que j'avais retrouvé la vue. Ensuite il y a eu les pharisiens qui étaient là pour la fête; et au lieu de se réjouir, ils refusaient de croire. Parce que réaliser une guérison le jour du Sabbat c'est mal, c'est un péché et que donc, à la limite, je faisais semblant. Vraiment des aveugles, ces hommes qui disent qu'ils connaissent la Loi. Ils m'ont demandé ce que moi je pensais de lui, et j'ai répondu que c'était un prophète et pour moi, il était le prophète annoncé par Moïse: celui qui serait plus grand que lui.

Et après, ils ont convoqué mes parents, ils étaient sûrs que je jouais la comédie, que j'avais été payé par Jésus pour faire croire à un miracle. Vraiment la nuque raide ces hommes. Et mes parents ont juste dit que j'étais leur fils, que j'étais né aveugle, que maintenant je voyais, mais qu'ils n'avaient pas vu ce qui s'était passé; et qu'ils n'avaient qu'à me poser des questions. Je me rendais bien compte qu'ils avaient peur. Déjà avoir un fils aveugle, c'était la preuve d'une malédiction; et maintenant que j'étais guéri, ils allaient devenir des exclus à cause de moi. Ils ont juste dit que eux ils ne savaient pas; que j'étais leur fils; et que les questions il fallait me les poser à moi. 

Je dois dire que pendant ce temps là, moi j'avais envie de le voir ce Jésus. Et en même temps je découvrais la splendeur du temple, je découvrais ces couleurs des arbres, des fleurs, je voyais les oiseaux dans le ciel, j'étais dans la joie de voir: ces mots que je connaissais devenaient vivants. 

Et j'ai du me rendre à une nouvelle convocation. Du coup je les ai bien regardés tous ces hommes qui se prenaient pour des juges, et ils n'étaient pas beaux. Je voyais en eux la méfiance, la méchanceté, la haine. Ils ont alors affirmé que l'homme qui m'avait guéri était un pécheur (ce qui m'a fait sourire dedans, parce que pour eux, moi qui avais été un aveugle, j'étais un grand pécheur pour avoir une pareille punition), et que je devais rendre gloire à Dieu. Je n'ai pas rendu gloire à Dieu, je leur ai simplement dit que tout ce que je savais, c'est que pécheur ou pas, avant de le rencontrer je ne voyais pas et que désormais je voyais. 

Du coup, une fois de plus ils m'ont demandé de raconter comment ça s'était passé, et là ça m'a énervé. Je ne leur ai pas répondu, mais pour les énerver (je savais ce que je faisais), je leur ai demandé s'ils voulaient devenir ses disciples. Puis, ils sont partis dans leurs raisonnements habituels: eux ils savent que cet homme, dont on ne sait pas d'où il sort, est un pécheur. Mais moi je leur ai rétorqué que le Très Haut n'exauce pas les pécheurs, et que donc il était de Dieu. Alors là, ça n'a pas traîné, ils m'ont exclu de la synagogue. Je dire que maintenant que je peux entrer dans le Temple, ça ne fait ni chaud ni froid.

Ce qui s'était passé, s'est répandu dans Jérusalem comme une trainée de poudre. Et Jésus a appris qu'ils m'avaient jeté dehors; Je crois qu'il pensait que cela m'ennuyait et c'est lui qui est parti à ma recherche. 

Et cela m'a profondément ému. J'étais un mendiant, je ne demandais rien sauf de l'argent et lui que je ne connaissais pas, il m'a recréé, il m'a donné la vue, il m'a ouvert les yeux. Et de lui-même il m'a retrouvé. Il m'a demandé si je croyais au Fils de l'homme, et je sais que le Fils de l'homme, c'est celui est le sauveur de l'humanité. Et en moi, se sont ouverts les yeux du cœur. J'ai vu en lui bien plus que l'homme qui m'avait guéri, j'ai vu en lui celui qui devait venir, celui qui doit être le sauveur et je me suis prosterné devant lui, parce qu'il n'y avait que ça à faire.

Il a alors dit une phrase qui était un peu comme une sentence de sagesse, un peu comme si Salomon parlait par sa bouche; et cette phrase chante encore en moi.
Il a dit qu'il est venu dans ce monde pour que ceux qui ne voient pas puissent voir, et que ceux qui voient deviennent aveugles. 

Moi je ne voyais pas, j'ai vu; et surtout j'ai reconnu en lui ce Tout Autre que mon cœur cherche depuis toujours, dans ce qui fut mon monde de ténèbres. Mais eux, ces pharisiens qui m'ont exclu, ils sont bien en train de devenir aveugles, de refuser de voir l'évidence: que cet homme est la lumière du monde. 
Il a eu une phrase très dure pour eux, il leur a dit que s'ils étaient aveugles (mais dans quel sens, aveugle du cœur, aveugle des yeux), ils ne seraient pas englués par le péché; mais que parce qu'ils sont incapables de reconnaître cette obscurité qui demeure en tout homme, obscurité dont le Christ nous délivrera, alors ils restent dans la boue de leur péché. Ils croient voir, mais ils ne voient qu'eux-mêmes. Et je dois dire que cela m'a rempli d'une infinie tristesse. Comment ces hommes qui sont pétris par la Torah, qui essaient de la lire jour et nuit, peuvent-ils ne pas voir que celui-là est bien, comme il le dit, le Fils de l'Homme. Je ne peux que louer le Très Haut de m'avoir ouvert les yeux car désormais je le suivrai." 

Aucun commentaire: