« Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au dedans
de nous quand il nous parlait en chemin, et nous expliquait les
écritures »
C’était le premier
jour de la semaine, avec cette fête de la Pâque qui était tombée en même temps
que le jour du Sabbat. La Pâque, c’est la
fête de notre libération, c’est une fête de joie. Mais pas pour nous cette année.
Nous, je veux dire moi et Cléophas. Nous sommes dans la tristesse. Jusqu’au dernier moment nous avions cru, nous avions espéré que notre Maître, Jésus de
Nazareth, descendrait de sa croix, et prouverait à nos grands prêtres qu’il
était bien le Messie; et qu’il rendrait enfin sa liberté à notre peuple, comme
Moïse l’avait fait autrefois. Mais non, il est mort sur cette croix et il a
rendu son souffle. Son corps était dans un triste état, et c’est cette image là
qui nous hante : un homme qui ne tient que par les clous, un homme qui
saigne, un homme qui a le visage abîmé par les coups et par cette affreuse couronne
d’épines que les soldats lui ont enfoncé sur la tête.
Nous marchons pour
rentrer chez nous, après des jours et des jours d’absence, car nous étions tout
le temps avec lui, depuis qu’il avait annoncé que le Royaume de Dieu était là.
Il paraît que les femmes qui étaient parties ce matin pour embaumer son corps
ont trouvé le tombeau vide, et que soit-disant des anges leur seraient apparus
pour dire qu’il était ressuscité; mais ça, c’est bien les bonnes femmes. Elles
veulent tellement que ce soit vrai qu’elles racontent n’importe quoi. Il paraît que Pierre a vu aussi que le tombeau était vide, mais peut-être que quelqu'un est venu prendre le corps de Jésus pendant la nuit, nous ne savons pas. Sauf que nous l'avons vu mort.
Et puis il y a un
type qui est arrivé à notre hauteur, et qui s’est mêlé à notre conversation. C’était
un peu bizarre, mais il avait une bonne tête. Il nous a demandé pourquoi nous
faisions une tête pareille, alors que c’était un jour de joie. Alors nous lui
avons expliqué que, deux jours avant, il y avait eu une mise à mort, et que celui
qui avait été tué c’était pour nous un homme pas comme les autres, un homme en
qui nous avions confiance, un homme qui aurait pu donner à notre nation la
gloire qu’elle a perdu depuis des siècles.
Là il a eu une drôle
de phrase, un peu comme si nous étions des idiots, des demeurés. Demeurés, oui
nous l’étions certainement, parce que contrairement à lui, nous n’avions jamais
pensé que les écritures expliquaient tout ce que Jésus avait vécu et pourquoi
il fallait qu’il perde la vie pour la retrouver et pour sauver les hommes de
leurs péchés, pour refaire alliance avec Dieu. Il nous a dit que nous étions des hommes sans intelligence. On n'a pas tellement aimé, mais s'il le disait c'est qu'il devait avoir ses raisons.
Il connaissait tout ça
par cœur lui, mais nous, nous nous sommes rendus compte que beaucoup de psaumes
parlaient de lui, que même la phrase qu’il avait dite juste avant de mourir - "entre tes mains je remets mon esprit" - était la phrase qu’il devait prononcer. Et
puis il nous a cité le prophète Isaïe, et il nous a aussi parlé de Jérémie dans
sa citerne; il a parlé, parlé et le temps a passé, la nuit était sur le point
de tomber et nous étions arrivés chez nous.
Il voulait continuer
sa route, mais il ne nous a pas dit où il voulait se rendre; alors nous lui
avons demandé de rester avec nous, de partager notre repas. Il faut dire que nous
nous sentions tellement bien avec lui, et que tout prenait du sens.
Quand le repas a été
prêt, il a prononcé la bénédiction, et là il nous a semblé que cette voix nous
était familière; puis il a rompu le pain, et là, je ne sais comment le dire,
mais nos yeux ont vu, en cet homme qui avait fait route avec nous, l'homme en
qui nous avions mis notre foi, que nous avions suivi sur les routes, en Galilée
et en Judée! C’était lui, il était bien redevenu vivant! Nous comprenions enfin
ce qu’il avait voulu dire quand il disait qu’il allait ressusciter d'entre les
morts.
Seulement au moment où nous avons compris que Jésus était bien vivant, il s'est passé quelque chose que je pourrais qualifier de fou. Lui qui avait été avec nous, lui qui marché avec nous, il n'était plus là. Il avait disparu. Nous n'étions plus que tous les deux. Mais nous savions que nous n'étions pas fous, que nous n'avions pas eu la berlue, parce que notre coeur en nous continuait à brûler, et notre joie était parfaite. Il n'était plus là et pourtant Il était là.
Seulement au moment où nous avons compris que Jésus était bien vivant, il s'est passé quelque chose que je pourrais qualifier de fou. Lui qui avait été avec nous, lui qui marché avec nous, il n'était plus là. Il avait disparu. Nous n'étions plus que tous les deux. Mais nous savions que nous n'étions pas fous, que nous n'avions pas eu la berlue, parce que notre coeur en nous continuait à brûler, et notre joie était parfaite. Il n'était plus là et pourtant Il était là.
Alors là, sans nous
concerter, nous sommes repartis vers Jérusalem. Nous ne pouvions pas garder
cela pour nous. Notre joie, nous devions la partager, cela ne pouvait plus
attendre et le bonheur qui était dans notre cœur, il fallait le raconter, le
transmettre. Et nous sommes partis….
Je voudrais, dans ce petit billet, essayer d’expliquer un peu ce texte est né en moi, comment parfois cela travaille en moi pour que ce travail d'écriture mais aussi de transmission devienne possible.
D’une manière générale, je me donne au moins une heure chaque
matin pour, en essayant de pratiquer la « Prière du cœur »(1), me donner
du temps.. Ce peut-être réfléchir sur l’évangile du jour, sur une lettre que je
dois écrire, sur ce que j’ai envie de dire à quelqu’un, sur ma compréhension d’une
situation. Là il s’agissait de présenter la fin du dernier chapitre de l’évangile
de Luc,.
Et je me disais que le ou les pivots de ce chapitre étaient
d’une part les apôtres , car c’est toujours vers eux que l’on revient, et d’autre
part l’ouverture de l’intelligence des écritures, intelligence donnée par
Jésus. Je me suis demandée pourquoi il n’avait pas fait cette relecture plus
tôt avec ses apôtres, mais il fallait certainement que les disciples soient
dans cet état de deuil pour que cela prenne sens pour eux. Ils attendaient un
messie glorieux, pas le serviteur souffrant du chapitre 53 d’Isaïe , et
comme le fait remarquer Luc : ils ne comprenaient pas ce que voulait dire
« ressusciter des morts » et ils n’osaient pas lui poser de
questions.
Puis, je me suis raconté la rencontre avec les disciples
qui reviennent de Jérusalem à Emmaüs. Jésus, la dernière vision qu’ils ont de
lui, c’est celle d’un mort et d’un mort bien abîmé si l’on en croit les autres
évangiles. D’un homme dépouillé de ses vêtements, d’un homme troué. Alors, qu’ils
ne le reconnaissent pas, pour moi c’est plus que normal. Les trous des clous
seront montrés aux apôtres, mais là, il est bien évident que cet homme qu’ils
rencontrent est un homme quelconque.
Ce qui a fait image en moi, ce sont ces quelques mots :
« cœur tout brûlant au dedans de
nous ». Quand un mot ou une courte phrase s’inscrit en moi, je sais
que je dois la laisser faire son chemin, même si cela doit prendre plusieurs
jours.
Je me disais, en lisant cette phrase, que ce que ces hommes
décrivent, ce cœur que l’on ressent en soi tout brûlant, cela renvoie à une
religion qui s’incarne dans le corps. Le ressenti existe, il traduit quelque
chose de la relation, il a peut-être du mal à se mettre en mot, mais il est
présent. Qu’on le veuille ou non la religion de Jésus est une religion qui s’enracine
dans le corps. Lui s’est enraciné dans le cœur/corps de Marie, il a laissé son
corps et son sang en nourriture, et la conversion de Paul se passe dans le
corps. Et pourtant quand on dit ressentir du « physique » en soi, quand
on prie, cela a mauvaise presse… Et
pourtant si ces hommes n’avaient pas ressenti cela, seraient-ils revenus en
pleine nuit à Jérusalem ? La conversion passe par le corps..
Moi, ce quelque chose je l’ai ressenti lors d’un stage de
prière du cœur. Une chaleur s’est répandue en moi, et cette chaleur était
bonne, elle était douce, elle était présente, signe d’une présence. Alors je
me dis que notre religion est une religion qui s’est incarnée en un homme et
qu’il est normal qu’elle prenne aussi corps en nous, quelle que soit la
manière, car comme le dit Julienne de Norwich, la courtoisie du Seigneur fait qu’il
s’adresse à chacun comme celui ci peut le vivre et le supporter. Alors, ne pas
bouder les sensations quand elles viennent. Bien sûr on peut les faire
contrôler (en parler) mais aussi faire confiance à cette sensation qui est une
sensation transformante. Si elle n’a pas cette dimension de transformation,
alors il faut se poser des questions.
Ce qui est venu ensuite, c’est cet adjectif
« brûlant », qui renvoie à ces serpents à la morsure
« brûlante » dont il est question dans le livre des Nombres. Or, dans
l’évangile de Jean, Jésus fait référence à sa manière à cet épisode: "Quand le
Fils aura été élevé", (et quand les hommes le contempleront), alors ils seront
attirés à lui.. Il sera comme un aimant.
Les disciples étaient mordus par la blessure du doute, par
la blessure du deuil, par la blessure de la perte, et cela brûlait en eux, et
rien ne pouvait les consoler. Et Jésus, en prenant du temps avec eux, en les
écoutant, en marchant à leur rythme, transforme par sa présence cette brûlure
de mort en autre chose : un cœur qui se sent aimé et qui aime. Ils
ressentent en eux que leur blessure s’est transformée en blessure d’amour envers
cet homme qui vient de disparaître à leurs yeux, mais qui reste dans leur cœur.
C’est à ce moment là que quelque chose en moi se met en
place pour écrire… Et c’est ce qui est en tête de ce billet.
(1) Seigneur Jésus, Christ fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur; à dire sur l'inspire et l'expire.
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