samedi, février 11, 2023

Luc 1, 57-65: la fin du silence. Quatrième semaine de l'Avent, décembre 2022

Luc 1, 57-65: la fin du silence. Quatrième semaine de l'Avent, décembre 2022

 

C'est un texte qui aurait dû être publié depuis longtemps, mais il est resté en gestation. Ce n'est peut-être pas un hasard, s'il voit le jour en ce 11 Février, fête de Notre-Dame de Lourdes. 


Quand je relis les deux premiers chapitres de l'évangile de Luc, je suis frappée par le silence qui tombe sur la famille de Zacharie à partir de la rencontre avec l'ange dans le Temple. Zacharie a vu l'Ange dans le Temple, il l'a entendu, il lui a parlé, et depuis ce moment-là il est frappé de mutisme; il ne peut plus parler, il ne peut plus chanter, ce qui doit être plus que difficile à vivre. 

 

On sait aussi que dans son village, sa femme Elisabeth, toute juste qu'elle soit, est montrée du doigt: elle, la femme d'un prêtre, n'a pas donné de descendance. Et depuis des années, elle sort peu, pour éviter ces moqueries, pour ne pas les entendre; et une maison sans enfants est une maison bien silencieuse. Peut-être même qu'elle va puiser de l'eau à la fontaine à une heure différente de celle des autres femmes, pour ne pas entendre les moqueries, pour ne pas subir les regards; Élisabeth se tait. 

 

Quand Zacharie revient, il ne parle pas; et j'imagine que c'était un homme qui parlait pour deux, qui parlait beaucoup. Et dans le silence, la naissance s'annonce. Peut-être que Zacharie pensait que ce serait à ce moment-là qu'il retrouverait la parole. Mais non; il est toujours muet. Et Elisabeth, elle, n'ose en parler à personne. C'est ce que nous dit le texte lucanien. A-t-elle peur que là encore on se moque d'elle, que l'on parle de ce que de nos jours on appellerait une grossesse nerveuse? A-t-elle peur de perdre cet enfant miraculeux? Le sent-elle bouger en elle? A-t-elle vraiment foi en la puissance du Très Haut? Je me dis qu'une femme qui depuis longtemps n'a plus ce qu'on les femmes (comme dit Abraham quand il parle de Sarah), doit avoir des doutes sur sa grossesse, du moins pendant les trois premiers mois. 

 

Et voilà, Marie, la petite cousine, qui arrive et la vie avec elle. Elle, elle parle; et je peux imaginer que son Shalom est un Shalom proclamé. Le silence est rompu, et le petit tressaille dans le ventre d'Elisabeth, qui doit sentir cette joie de la vie en elle, et qui peut, d'une voix forte - et si Luc insiste là-dessus, c'est que c'est un changement - parler, dire, proclamer. Elle peut, comme un homme, parler d'une voix forte et devenir prophète, car c'est bien ce qui se passe, puisqu'elle révèle ce qui se passe en Marie; et le dessin de Dieu, qui fait de Marie celle qui est bénie entre toutes les femmes, celle qui porte le béni de Dieu, celle qui porte le Seigneur des Seigneurs. Et Marie continue, sur la lancée d'Elisabeth, en chantant à son tour ce que nous appelons le Magnificat. 

 

Et après? 

 

Après, on ne sait rien. On peut penser à une joie silencieuse dans la maison, parce que Zacharie, lui ne parle toujours pas; et aussi, quand même un silence; car il semble bien, si on suit le texte de Luc, que personne dans le village ne soit au courant de ce qui se passe. Le silence continue à envelopper cette maison: Zacharie ne parle pas, Elisabeth ne se montre pas; quant à Marie, nous ne savons rien.

 

C'est après la naissance que les choses bougent. Il y a le cri du nouveau-né, qui est bien vivant, il y a Elisabeth qui, toute fatiguée qu'elle soit, peut parler à son tout petit; et hélas Zacharie, qui est toujours muet, mais qui voit la réalisation de la promesse et qui sent peut-être, en lui, monter une action de grâce: sa femme est vivante, son fils est bien vivant, et tout le monde accourt, que ce soit du village ou de la famille, pour les féliciter. C'est peut-être même du brouhaha qui est là, après le silence. 

 

Voilà le huitième jour, avec toujours ceux qui savent mieux que tout le monde ce qu'il faut faire et dire. La circoncision, c'est normal, mais pourquoi autant de monde? Et pourquoi vouloir l'appeler Zacharie comme son père? Une possibilité, c'est que Zacharie ayant porté une infirmité ne peut plus aller dans le Temple pour servir, et que son fils sera donc le nouveau Zacharie. Mais c'est assez étonnant, car dans les généalogies les fils portent rarement le nom de leur père; d'un aïeul oui, mais pas du père. Et bref, le brouhaha fait que la parole d'Elisabeth est mise en doute et que c'est le père qui doit trancher. C'est là qu'on lui donne une tablette, où il écrit le nom de l'enfant; et que la voix, la parole lui est rendue. Et que lui, le prêtre, peut enfin chanter les louanges de Dieu - un peu comme les bergers le feront dans quelques mois - et parler à son enfant. Le silence est rompu, la vie est là, même si l'histoire de la famille disparaît, pour être remplacée par celle de la famille de Marie et la naissance du Sauveur.

 

 

 Ce qui est frappant dans cette histoire, c'est qu'elle vient après le chant de Marie, le Magnificat; après le moment où Elisabeth a proclamé d'une voix forte ce qui concerne la jeune fille qui vient de la saluer; mais que pour autant le silence, ou un certain silence, a continué à régner dans cette maison.

 

 Ce silence concerne autant Elisabeth que Zacharie, mais aussi Marie, qui certes sait qu'elle aussi attend un enfant - et quel enfant - mais qui n'en n'a pas encore parlé à Joseph et qui garde donc le silence, même si elle a pu exprimer la joie qui est en elle. 

 

Le silence ne veut pas dire que la joie est absente dans la maison, mais le silence est là. Et ce sont de ces silences dont j'ai envie de parler. 

Mais tout d'abord:

 

Le texte

 

57 Quand fut accompli le temps où Élisabeth devait enfanter, elle mit au monde un fils.

58 Ses voisins et sa famille apprirent que le Seigneur lui avait montré la grandeur de sa miséricorde, et ils se réjouissaient avec elle.

 

 C'est un peu étonnant ce terme de miséricorde. On pensait que la stérilité était liée à un péché, était une punition, donc la honte accompagnait cette malédiction qui ne permet pas procréer. Ce qui est étonnant c'est que le silence ait été finalement gardé. Comme si Marie avait été la gardienne de ce temps de préparation, de ce temps de silence, et qu'elle n'était partie qu'après la naissance de Jean. Et avec la naissance, il y a du bruit dans la maison, et les voisins sont au courant et la famille aussi. Vive "le bouche à oreilles".

 

C'est aussi un peu comme si le bruit que fait ce tout petit mettait en émoi les voisins, puis la famille, famille que l'on découvre ici. Et peut-être que la famille s'était détournée de ce couple, à cause de sa stérilité, et ensuite du châtiment qui avait frappé Zacharie à son retour du Temple de Jérusalem. Pas simple, les relations familiales. 

 

59 Le huitième jour, ils vinrent pour la circoncision de l’enfant. Ils voulaient l’appeler Zacharie, du nom de son père.

60 Mais sa mère prit la parole et déclara : « Non, il s’appellera Jean. »

61 On lui dit : « Personne dans ta famille ne porte ce nom-là ! »

 

Qui est ce "ils"? Drôle d'idée que de lui donner le nom de son père: Dieu s'est souvenu. Dans les généalogies, il est rarissime qu'un fils porte le nom de son père. Elisabeth, la silencieuse, va être obligée de les faire taire.

 

Porter le nom d'un autre, pourquoi pas. Mais ce prénom, Jean, semble exclu, on ne doit pas le donner:  personne ne l'a jamais porté dans la famille. Or c'est peut-être ainsi que la nouveauté de Dieu qui se manifeste. Jean veut dire: Dieu pardonne, ou Dieu fait grâce.  C'est ce que Dieu, dans la manière de voir les choses de l'époque, a fait pour le couple puisqu'il est question de miséricorde faite à Elisabeth. Et cependant c'est bien plus large que cela, c'est ce que Dieu va faire avec son fils, et Jean préparera le chemin. 

 

62 On demandait par signes au père comment il voulait l’appeler.

63 Il se fit donner une tablette sur laquelle il écrivit : « Jean est son nom. » Et tout le monde en fut étonné.

 

Demander par signes. Comme si Zacharie était sourd; à cette époque, surdité et mutité allaient souvent ensemble, mais alors c'est la surdité qui bloque l'accès à la parole. Et ce que dit Zacharie montre que la vieille n'est pas folle, puisque l'autre vieux est d'accord aussi. Ce que l'Ange de Dieu a dit ne peut -être anéanti. 

 

C'est aujourd'hui que Dieu a fait grâce à ce couple, en le sortant de la honte, mais c'est aussi bien plus large. Dieu fait réellement grâce à Israël (et ce sera le cantique de Zacharie), en envoyant à la fois celui qui va préparer le chemin et celui qui montrera le chemin pour se laisser trouver par Dieu qui fait grâce.

 

64 À l’instant même, sa bouche s’ouvrit, sa langue se délia : il parlait et il bénissait Dieu.

 

On a là comme un premier miracle. Et dans les évangiles, délier est un mot important. La langue, ici, est enfin déliée, la parole est libérée, alors qu'elle avait été bloquée au moment du doute, de la suspicion de Zacharie. Zacharie est libéré de quelque chose. Et lui aussi, qui est sorti du temps de "l'infans" - celui qui n'a pas la parole -  peut parler pour bénir. 

 

 

65 La crainte saisit alors tous les gens du voisinage et, dans toute la région montagneuse de Judée, on racontait tous ces événements.

66 Tous ceux qui les apprenaient les conservaient dans leur cœur et disaient : « Que sera donc cet enfant ? » En effet, la main du Seigneur était avec lui.

 

A nouveau la crainte; celle que l'on entendra à nouveau quand l'Ange se manifestera aux bergers, la crainte devant quelque chose qui dépasse un peu l'entendement. Et cela prend de l'ampleur, car cela se raconte du moins en Judée, là où naîtra Jésus quelques mois plus tard. Mais comme personne ne sait ce que signifie ce qui s'est passé, alors ceux qui sont de "bonne volonté" conservent - comme le fera Marie - toutes ces choses dans leur cœur. Si par la suite (parce que là, Luc déborde un peu) "la main du Seigneur" est sur cet enfant, c'est qu'il est appelé à de grandes choses. Que dira-t-il, lui, qui sera la voix qui crie dans le désert? 

 

Zacharie raconte

 

Ma douce Elisabeth ne m'a pas donné d'enfants. Le Très haut en a décidé ainsi dans sa sagesse; mais les regards des femmes de notre village, les moqueries des uns et des autres, ont fait qu'elle sort de moins en moins de chez nous. Et maintenant que l'âge est là, elle se renferme sur elle, malgré tous mes efforts; alors je parle pour deux, je chante pour deux, mais parfois mon devoir m'appelle au Temple, et je la sais seule et triste.

 

Ce qui m'est arrivé au temple de Jérusalem dépasse tout ce qu'on peut imaginer; mais cela, ce n'est que maintenant que je peux le raconter. Car j'ai vu l'Ange du Seigneur, à droite de l'autel des parfums, tandis que j'offrais l'encens et que je faisais monter vers le Seigneur la prière de notre peuple. L'Ange m'a annoncé que ma femme, ma femme stérile, ma femme trop âgée pour concevoir... allait concevoir, qu'elle me donnerait un fils que je nommerai Jean et qui marchera devant la face du Seigneur, avec la force du prophète Elie, pour faire revenir le cœur des pères vers leurs fils, ramener les rebelles à la sagesse des justes, et préparer au Seigneur un peuple bien disposé.  

 

L'Ange était là devant moi, je l'écoutais, je l'entendais, mais en moi il n'y avait qu'une seule question: comment et pourquoi? Pourquoi maintenant, pourquoi avoir attendu si longtemps, pourquoi ne pas avoir répondu à nos prières; et comment cela se fera-t-il alors que mon Elisabeth est déjà si faible et si usée par les années?  Ce qu'il disait, comme je l'ai dit je l'entendais, mais ça glissait un peu sur moi. J'étais là et je n'étais pas là. Alors j'ai posé la question qui me brûlait les lèvres, celle du comment savoir que cela arrivera? Mais cette question a mis l'Ange en colère. J'aurais dû me souvenir que Sarah était autrement plus âgée que ma femme, mais je n'y ai pas pensé, et l'ange a décidé que je serais réduit au silence jusqu'au jour où cela se réalisera. Et il est parti.

 

Quand j'ai quitté le Temple, je ne pouvais plus parler, plus dire un mot. Ma langue était comme collée à mon palais. J'ai terminé mon service et je suis revenu chez nous. Ma femme savait que je pouvais plus parler, mais comment lui dire ce que le Seigneur attendait de nous? Heureusement que nous pouvons utiliser les tablettes pour écrire au moins un peu. 

 

Et ma femme a conçu, du moins il nous a fallu attendre trois mois pour en être certain et durant tout ce temps, elle est restée presque sans bouger, paralysée; avec la peur - qu'elle connaissait si bien - que l'enfant ne reste pas elle. Le temps a passé, et voilà qu'un beau matin est arrivée notre petite cousine Myriam, celle qui est promise à Joseph de Nazareth. Cela était très étonnant. Et quand elle est entrée, quand elle a salué ma femme, alors il s'est passé quelque chose d'extraordinaire: ma femme si effacée s'est mise à parler d'une voix forte, elle s'est mise à prophétiser. Elle a parlé de l'enfant qui était en elle, qui était bien vivant, qui bougeait dans son sein, mais surtout d'un autre enfant, d'un enfant porté par sa cousine, d'un enfant qui allait naître et qui serait le sauveur attendu. Elle a dit de Myriam qu'elle était la mère du Sauveur. Alors là j'ai compris pourquoi le Seigneur nous avait fait attendre cette naissance aussi longtemps. Son temps n'est pas le nôtre.  Notre fils sera là pour préparer son chemin, préparer ses voies, lui préparer un peuple prêt à l'écouter et à se convertir. Et la voix claire de Myriam a rempli la maison; elle exultait de joie, et sa joie se communiquait. Elle chantait un peu comme jadis Anne, la mère de Samuel, avait chanté; elle glorifiait le très Haut, pour ce qu'il était, pour ce qu'il avait en elle, pour ce qu'il allait faire pour nous.

 

Avec Myriam, de la joie était entrée dans la maison malgré le silence qui était toujours présent car Elisabeth avait trop peur du regard des autres, et même des mauvais sorts. Je ne devrais pas dire cela, mais dans un petit village on ne sait jamais ce qui se trame, et il fallait bien protéger l'enfant à naître.

 

Puis le temps de la naissance est arrivé. J'espérais retrouver la joie de parler, mais il n'en a rien été. Et pourtant qu'il était beau mon petit! Curieusement, tout le monde a commencé à jaser, et le bruit s'est répandu très vite que nous, les vieux, nous avions eu un petit. Et alors est arrivé le huitième jour, celui de la circoncision. Voilà que la famille s'est invitée chez nous et qu'elle voulait que l'enfant se nomme comme moi, sauf que ce n'était pas ce que l'Ange avait dit. Ma femme leur a tenu tête, elle a dit qu'il se nommerait Jean; seulement eux, ils ne voulaient rien entendre. Ils se sont tournés vers moi, ils m'ont donné une tablette, ils me parlaient par signes, comme si j'étais sourd, et au fond de moi, ça me faisait rire, quel nom pour mon fils. Et j'ai confirmé ce qu'avait dit ma femme, il s'appellera Jean. Et là, au fond de moi, ou plutôt au fond de ma gorge, il y a eu un tressaillement, ma voix est revenue, et je me suis mis à exulter de joie, comme Myriam, et à bénir Dieu. Tous ceux qui étaient présents étaient remplis de stupeur devant ces événements miraculeux. 

 

L'esprit du Très Haut m'a inspiré un nouveau cantique, un cantique qui célèbre celui qui doit venir pour sauver notre peuple, un cantique qui célèbre les promesses de notre Dieu, un cantique qui annonce le rôle de notre fils.

 

Ma maison est redevenue la maison de la joie. Le silence s'en était allé, la vie était là. 

Que le très Haut soit béni dans tous les siècles.  

 

 

Et pour expliquer un peu plus

 

Cet évangile, ou plutôt ces textes du premier chapitre de l'évangile de Luc, sont ceux lus pendant la quatrième semaine de l'Avent. Et c'est lors de la messe paroissiale de semaine du vendredi, où nous échangeons après la lecture des textes donnés par la liturgie, que le prêtre s'est posé et a posé la question du silence. 

Or cela me travaillait aussi, cet homme qui perd la parole, qui est condamné au silence, cette femme qui certes attend un heureux évènement, mais qui a peur, peur de la moquerie des autres, peur de sortir; qui est tellement habituée à se taire; silence de Marie qui ne peut dévoiler sa propre grossesse, mais qui doit quand même par sa présence donner un autre sens au silence. Et puis brusquement le cri d'un nouveau-né qui rompt ce ou ces silences, le brouhaha des "gens et de la famille, prévenus qu'il est arrivé un miracle", et enfin la voix retrouvée de Zacharie, voix qui annonce ce que sera la voie de son fils. 


Ces silences rythment un peu le texte que j'ai voulu écrire, texte qui a pris beaucoup de temps pour voir le jour et sortir de son silence.

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