mercredi, décembre 21, 2016

Caïn et Abel

Abel et Caïn.


Nous avons l’habitude de toujours considérer Caïn comme le méchant, le très méchant même, (un peu comme Judas dont on sait dès le début qu’il aura le rôle du traitre) et Abel comme la victime, comme le gentil. Si l’on se souvient que le prénom donné à ce dernier est évocateur de brume ou d’haleine, bref quelque chose qui est ténu, qui n’a pas de poids, on est malgré soi poussé à vouloir donner du poids à ce deuxième né, et être bien content que son offrande soit acceptée. Or c’est en mourant qu’il acquière une présence : un poids, ( le sang de ton frère crie contre toi). Pourtant il est fréquent que dans une fratrie il y ait un bon et un méchant, et que parfois le méchant nous fasse un peu pitié, c’est le cas d’Esaü qui se fait berner par son jumeau Jacob, mais ce n'est pas le cas de Caïn.

Une des difficultés du livre de la Genèse, c’est qu’il ne s’agit pas d’un livre historique, mais d’un livre rempli d’histoires, un écrit qui permet de comprendre un certain nombre de choses sur la vie, la mort, le mal, de donner des explications et du sens pour ce peuple que Dieu s’est choisi, peuple qui a besoin de comprendre ce qu'il en est de ses origines et de son Dieu, et qui a besoin de se donner un enracinement alors qu’il vit une expérience de déracinement (je fais référence à l’Exil)..

Si on reprend un peu l’histoire de ces deux frères, les choses ne sont pas si simples, ni si limpides. Oui, Caïn est le premier né, mis au monde par Eve, c’est-à-dire la MERE DES VIVANTS (je mets des majuscules parce que cette nomination fait quand même d’elle un peu une déesse).

Une fois en dehors de ce jardin « merveilleux », ce jardin « cultivé » donc peut-être aussi lieu de culture, puisque Dieu y vient aussi, il faut affronter la vie dans les champs, l’insécurité, la peur. Et si l’on relit la malédiction qui est tombée sur Adam : on lit entre autre « maudit soit le sol à cause de toi. A force de peines tu en tireras ta subsistance tous les jours de ta vie (donc elle n’est plus donnée comme avant). Il produira pour toi épines et chardons et tu mangeras de l’herbe des champs. A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain jusqu’à ce que tu retournes au sol, puisque tu en fus tiré ». En d’autre termes, la vie est loin d’être facile. La vie du paysan est dure quand la terre est hostile.

Avoir un premier né, qui va pouvoir comme tout premier-né mettre la main à la pâte, c’est une bonne chose. Dire « j’ai acquis un homme de par le Seigneur », montre aussi qu’en ce petit enfant, il y a déjà l’homme qui est là. Caïn a eu d’emblée un rôle qui a pesé sur ses  épaules, être un homme. Pas un enfant, non un homme utile et responsable. Alors « on » lui en a peut-être un peu trop demandé à cet enfant, qui n’a pas pu être un enfant.

Arrive Abel, et là on apprend que Caïn reprend la tâche confiée à son père : cultiver le sol donc une tâche pas facile, compte tenu de la malédiction qui a été lancée contre le sol. Cultiver le sol est dur et fatigant. Abel lui s’occupe du petit bétail. Mais pour nourrir le petit bétail, il faut de l’herbe, et l’herbe bien souvent ce sont les agriculteurs qui la font pousser, car le petit bétail ne se contente pas d’épines et de chardons. Alors on peut imaginer qu’entre ces deux là, ça ne doit pas toujours être l’entente parfaite.

Que cet épisode renvoie aux querelles entre les agriculteurs et les bergers, entre les sédentaires et les nomades, c’est bien possible. Que cet épisode qui se conclue par l'éloignement de Caïn, permette aussi de comprendre le pourquoi des villes, puisque Caïn, chassé de la terre paternelle en construira, c’est également possible. Mais peut-être faut il chercher autrement.

SI Abel offre à Dieu les premiers nés de son troupeau et même leur graisse, c’est qu’il s’agit d’un sacrifice comme les prêtres en font, avec mort de l’animal et offrande de la graisse pour Dieu. Les meilleurs morceaux sont en principe pour les prêtres, mais celui qui offre quand il ne s’agit pas d’un sacrifice pour le péché, partage la viande restante avec la famille . Il est quand même curieux de voir qu’alors que l’humain est censé ne manger que de l’herbe, il offre de la viande… Ce qui est présenté là, c'est bien un holocauste, et on est dans le sacré. Caïn, lui, offre plutôt un sacrifice végétal, mais ritualisé aussi. On est donc dans un autre contexte et ce qui est peut-être dit aux lecteurs, c'est que le sacrifice doit être offert avec un coeur pur. 

Et puis comment sait-on que Dieu accepte ou n’accepte pas un sacrifice. Ce qui est certain aussi c’est que Caïn qui s’est échiné à tirer du sol (avec ou sans son père) des plantes plus ou moins chétives (c’est que les Midrachs rapportent) il peut trouver que son labeur n’est pas récompensé. Peut-être a-t-il une bonne raison de ne pas être content. Abel qui se contente de faire paître le petit bétail et de le faire prospérer (en détruisant peut-être les cultures de Caïn) est « béni » et lui, le bosseur (un peu comme le fils aîné de la parabole des deux fils Luc 15) est laissé sur la touche. Alors oui, il y a de quoi être en colère, et surtout de ressentir de la honte.

Et voilà que pour couronner le tout, Dieu s’en mêle. Il met en garde Caïn, mais du coup, comme le dirait Paul, il révèle en nommant (visage abattu et colère) ce qui se passe dedans. D’ailleurs l’adjectif abattu, renvoie au comportement d’Achab dans le livre des Rois, qui ne pouvant entrer en possession de la vigne de Nabot, se couche de dépit et refuse de manger, ce qui évocateur de dépression. Alors peut-être que au-delà de l’irritation il y a le sentiment que Dieu se détourne, que lui l’homme en quelque sorte « donné par Dieu » à sa mère, se trouve seul, abandonné avec son offrande qui lui reste sur les bras.

Dieu (ou l’auteur sacré) utilise une comparaison entre le péché et une bête tapie en soi (et celui qui s’occupe des bêtes c’est Abel), une bête qui n’est pas du petit bétail, mais une bête féroce, celle de l’envie. En tout humain, il y a de l’agneau et du loup. Dans cette histoire, Caïn se met à nourrir le loup qui est en lui et plus la colère monte, et plus le loup devient fort. La fin de l’histoire nous la connaissons: le loup ne parle pas, il agit, il tue et c’est ce que fait Caïn.

Normalement quand un père n’est pas content de ce que fait son fils, il lui explique comment faire mieux, comment faire autrement. Parfois le rôle du frère, de la mère, des sœurs, c’est de consoler. Or là, on a seulement une mise en garde d’un Dieu qui sait ce qu’il y a dans le cœur de l’homme, c’est à dire de l’envie, de la jalousie, de la convoitise et que cela peut mener au meurtre. Puis Dieu s’en va et Caïn reste seul avec lui-même, avec cette offrande pas acceptée, pendant qu’Abel (pardon pour l’imagination) va boire un coup avec les autres bergers pour célébrer le fait que son sacrifice ayant été accepté, il y aura beaucoup de naissances dans les mois à venir. Alors chez l’aîné, ça gronde et ça gronde d’autant plus que son père ne dit rien, ne se manifeste pas. Où est-il le Père ? Où est-il celui qui pourrait peut-être offrir autre chose ?

On peut penser que le refus de l'offrande a provoqué de la honte chez Caïn, surtout s'il y a le regard des autres. La honte, est liée à l'humiliation et l'humiliation, il faut la venger. Qu'elle se traduise par de la jalousie, de l'envie, de la colère, oui, mais la honte est un vêtement mauvais, et s'en débarrasser ne peut se faire que si l'on se sent écouté et Caïn ne semble pas avoir été épaulé ou écouté par qui que ce soit.

Ce qui reste étonnant c’est que comme son père, Caïn ne s’excuse pas. Ce qu’il a fait il l’a fait et dire qu’il n’est pas le gardien de son frère, est quand même une phrase très curieuse. On peut faire l’hypothèse que Caïn a lavé dans le sang, la honte qu’il a ressenti quand son petit frère est passé devant lui. Et de cela au fond de lui, il est fier…

L’ennui c’est le travail de la terre lui étant interdit, il devient un nomade mais en devenant nomade il devient aussi créateur de culture ( les villes, le métal, la flute, c’est à dire les métiers et les arts). Comme quoi la honte même si elle est lourde à porter peut aussi être productive. Mais pour cela, la confiance ou le regard des autres est indispensable.



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